Thursday, March 14, 2024

D imanche à la maison


Abandonner ma mère, me restera-t-il à abandonner ma mère ? Oui, bien sûr, c’est un rôle qui m’a habité, ma mère, oui, bien sûr. Des exorcismes, des voyages, une autre vie… Il ne faut pas trop penser aux morts. Il faut penser à eux comme ils étaient. Pas morts. Mais ma mère, elle était, elle était… c’est difficile à dire, morte et pas morte comme un roman très difficile où il y a tout…


Je suis une vieillarde et ça ne fait pas une histoire


J’ai regardé encore (pour la millième fois) l’extraordinaire « Portrait-souvenir » sur Marcel Proust que l’on trouve sur YouTube, extraordinaire parce que parlent ici ceux qui l’ont fréquenté — et la concomitance avec Don Quichotte me frappe. Une vocation, c’est-à-dire une vie dédiée (à une œuvre), une idéologie puissante, personnelle, de la folie de laquelle on ne peut pas démordre (dans le cas de Proust : la solitude inaliénable de l’être humain, le faux, l’impossibilité de toute relation humaine, amour, amitié) et l’extraordinaire courage pour retourner le monde, le redonner, le renommer, le monde, à son idée personnelle, pour le recomposer, pour le faire exister exactement comme un monde libre et neuf, comme un monde personnel non reconnu par les autres au premier stade, mais qui sera reconnu plus tard par la notoriété. Un monde introspectif pour se connaître soi. A partir de là, toutes les extravagances, on se balade dans la réalité comme un clown, en inversant la nuit et le jour, en amusant la galerie, hypersensible, en n’étant — très sérieusement — qu’au service de l’œuvre, de la grande œuvre, exactement comme le dit Nehémie dans la Bible (en substance car c’est plus long et plus beau) : « J’accomplis un grand travail et je ne puis en descendre », en faisant face avec courage, en combattant avec lucidité les ennemis-enchanteurs prêts, toujours, à détourner de l’accomplissement de l’œuvre, allant même, dans le cas de D Q, jusqu’à voir s'en publier un plagiat, des pages et des pages d’une œuvre fausse. Et puis, bien sûr, le réel finit par regagner, le temps d’accomplissement se fane… Mais peut-être que, comme Proust, D Q, avec l’aide de ses scribes narrateurs et des lecteurs, réussit aussi à mettre le mot « Fin » à son œuvre avant de mourir, à ne pas laisser l’œuvre inachevée : un monde mort (la chevalerie) continue d’exister ; un monde sorti des livres donc du passé, exhumé et réalisé, retourne au Livre — à la fin du livre, le livre commence —, à la parole voyageuse, divine, sans fin, pour les siècles des siècles 


« C’est le Dieu du ciel qui nous fera réussir, et nous, ses sujets, nous nous levons et bâtissons »


Lire, c’est souvent (essentiellement ?) penser à sa vie comme un tel échec (douleurs données, douleurs reçues, disons) qu’il n’y a plus que les mots (qu’on les comprenne ou non ou seulement en partie) pour survivre. C’est peut-être ça, lire…


Il fut un temps où la colère était un péché. Au point (si vous me permettez un souvenir personnel) que Claude Régy, dans ses cours ou ses mises en scène, affirmait que la colère était aussi une énergie positive, un déferlement d’énergie qu’on pouvait admirer, mais il le disait parce qu’il aimait prendre le contre-pied. C’était un temps où être artiste, c’était prendre le contre-pied (il aurait voulu démontrer aussi qu’on vivait — ou peut-être seulement lui ? — dans un matriarcat, plutôt que dans le patriarcat que tout le monde vilipende — ce temps n’est peut-être pas totalement différent du nôtre —). Mais la colère, autrefois péché mortel, est maintenant porter aux nues : vive la colère ! la colère rien-que-ça-de-vrai ! la colère plus-vraie-tu-meurs ! la sainte colère ! la colère en-veux-tu-en-voilà ! Il faudrait donc qu’un Claude Régy (qu’un artiste, quoi) prenne le contrepied et prône les énergies de la tendresse, de la compassion, du pardon, de la charité, de la tolérance… 


Mais ce temps a eu lieu et j’étais cet artiste. Dans quel temps, mon Dieu, vivons-nous ?


« Toute quête, répondit Quichotte, se déroule à la fois dans la sphère du réel, ce que les cartes [routières] nous enseignent, et dans la sphère du symbolique dans laquelle les seules cartes sont celles que nous avons, invisibles, dans l’esprit. Cependant, le réel est aussi le chemin vers le graal. Nous poursuivons certes un but céleste, mais n’en devons pas moins emprunter les autoroutes. » (Très belle page 149, je ne recopie pas tout)


Einstein essaye de comprendre les lois de l’univers. Mais c’est imaginer que l’univers possède une rationalité. Une rationalité qui nous échappe. Hors il y a une limite à ça, c’est la rationalité. L’univers est peut-être plus certainement fou. (Je ne sais plus où j’ai lu ça)


Mon corps tout contre ton corps évoqué par tel


Alors, t’as réussi à dire beaucoup de mal de moi, aujourd’hui ? C’est ta principale activité amoureuse, non ? 


« Je soupire au défaut des défuntes pensées »


« la nuit sans date de la mort »


J’étais heureuse de personne, mais de la lumière qui baissait, inconsciente (sur les pages d’un livre que je ne pourrais bientôt plus lire)


Pourquoi ai-je eu cet accident ? Il y aurait tant de réponses. De réponses imaginaires. Parmi le tas, peut-être une seule vérité — ou peut-être que la vérité, s’il y en a une, serait la somme exhaustive — ou non — de plusieurs réponses, de plusieurs hypothèses…


Mes ongles poussent, en tout cas


Si tu as envie de trouver le chemin pour m’aimer…


« et, dune voix empreinte d’une adoration sans espoir »


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Tuesday, March 12, 2024

S ainte-Croix



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C onversion


J’étais allée dans une église. Aux piliers chenus de cette église, dans les collatéraux, il y avait des anneaux scellés : c’était pour attacher les possédés et pour les tenir près des reliques (les ossements) du saint dont l’église honore la mémoire, Saint Mommolin, supposées capables de guérir les aliénés. 


L’église n’ouvre que le vendredi après-midi et le dimanche matin pour parfois deux messes (l’une en polonais), faute de bénévoles. Elle est dans un état de décrépitude et de santé formidable. On y sent l’atmosphère de toujours, assez « Espagne », la misère et la splendeur. Beaucoup de tableaux sont pendus comme pour une expo dans une ruine inutilisée (comme au palais des Papes d’Avignon). 


Il y a un Christ très beau, probablement espagnol, chauve (une perruque de crin et une couronne d’épine ont dû disparaître), les pieds écartés. Il a été placé sur une vilaine croix du XIXème siècle. 


J’ai mis un cierge dans cette église devant la chapelle de la Vierge Marie, j’ai fait la génuflexion quand je suis passée devant le chœur, j’ai senti que tout cela était bon. J'ai senti que je n'avais plus la force du doute. L'horrible force. J’ai cru au message affiché (j’ai pleuré) : « Vous qui entrez dans cette église, sachez que le Seigneur est là, qu’Il vous attend et vous invite à passer un moment avec Lui. Parlez-Lui, Il vous écoute… Partagez-Lui vos désirs, vos peines, vos souffrances, votre vie, vos joies, vos blessures. Tout L’intéresse et Il n’a peur de rien. Laissez-Le vous aimer, Il est là pour vous ! Vous pouvez ne rien dire car Il sait tout de vous, mais Il ne peut rien sans vous, que vous offrir Son amour. Sachez seulement que Jésus est là, présent dans cette église ». C’était écrit avec des coquilles et, maintenant, de recopier (et de corriger) cette prière, bien sûr je pleure encore. Le sacré offre un frisson terrible et fabuleux : et si c’était vrai ? Ne faudrait-il pas tout abandonner, tout donner ? Je déposais mes malheurs et ma souffrance physique au pied de tous les siècles de croyance de tous les morts si nombreux, si vivants. Je priais pour que ma mère voyage dans la lumière, que je me détache d'elle comme elle devait se détacher de moi, que je ne me jette plus sous les voitures. Je comprenais pourquoi, dans le malheur, on se tourne vers Dieu. 


Je comprenais que Paul Verlaine se soit converti en prison, Oscar Wilde au bagne. Le dimanche, j’arrivais trop tard pour la messe à Sainte-Croix, mais je rejoignis celle à Saint-Michel à quelques rues anciennes abandonnées de là. Là, je communiais. Je ne l’avais pas fait depuis des dizaines d’années, mais il y a un temps pour tout... 




« Saint Mommolin, honoré depuis 13 siècles dans cette abbatiale, écoute la prière que je t’adresse en toute confiance. Toi qui est connu pour ton intercession efficace en faveur de ceux qui souffrent, et plus particulièrement pour la guérison des blessures intérieures et des maladies psychiques. Je te prie pour... (nommer la personne). Que la paix du Christ descende dans son cœur et que Dieu, dans Son amour, lui donne la guérison et la force pour avancer et le goût de la vie. Par ton intercession, que Dieu se manifeste à tous ceux qui n'en peuvent plus et qui sont découragés et dépressifs. Enfin, que Jésus, mon sauveur, me guide vers la vie, la vie en abondance »

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Wednesday, February 28, 2024

L 'Etranger


Ma mère est morte dans l’après-midi du 21 février. Elle avait fait un malaise après le déjeuner, on l’a envoyé aux urgences, on a appelé mon frère qui m’a appelé. Je me suis inquiétée de l’attente aux urgences, qu’elle ne vive pas ce que le père de Philippe Duke a subi et qu’il a bien décrit sur IG (72h dans un couloir des urgences sans qu’on puisse ni le sortir de là ni être avec lui). Un peu plus tard, le médecin a appelé (mon frère qui m’a appelé) pour dire que c’était la fin, pour demander s’il fallait la mettre sous machine pour la maintenir en vie ou simplement l’accompagner à mourir par un soin de confort. Et pour nous aider à faire ce choix, le médecin a dit : « Pour ma propre mère, je ne le ferais pas » (de la maintenir sous machine) « Pas dans son état » (Alzheimer). On a essayé, mon frère et moi, calmement de faire le tour de la question, de peser le pour et le contre, de « réaliser » ; dans mon cas, c’était un peu plus difficile que pour mon frère (je le sentais) car je n’avais pas eu le médecin au tél. Mon frère m’a rappelé que, pour mon père, on avait eu peur de l’« acharnement thérapeutique ». C’est vrai. L’argument a fait mouche. Je craignais, je crains (comme Marcel Proust) l’acharnement thérapeutique, même si, de la mort officielle, sont ressortis plusieurs exemples, le père de Philippe Duke récemment, Marguerite Duras... J’ai donc été obligée de dire que j’étais d’accord pour ne pas la mettre sous machine. Mon frère avait souhaité venir la voir avant sa mort, le médecin avait dit : « Vous n’arriverez pas à temps ». Quelques dizaines de secondes plus tard, mon frère m’a rappelé pour me dire que, la question ne se posait plus, notre mère était morte. Le dilemme. La réflexion même rapide. Notre mère était morte. D’autres questions, d’autres réflexions rapides allaient s’enchaîner, crémation (mon frère est pour) ou enterrement (je suis pour), etc. Ce n’était pas la peine de se dépêcher pour venir le jour-même a dit le médecin, le lendemain suffisait, il n'allait plus rien se passer aujourd’hui. J’ai pensé assez immédiatement à la phrase d'Albert Camus : « Aujourd’hui maman est morte », j’ai aussi pensé — en tout cas, maintenant j’y pense — à plein de choses confuses de mon enfance, des images échevelées de bord de lac, de décalage, une tante, un lieu où j’aimais bien allé, où j’étais plus conscient, plus éloigné du malheur de la cellule familiale. Ce lac aussi qu’il fallait longtemps longer en voiture sur une route étroite et sinueuse, prise dans la falaise où j’avais senti ma grand-mère collée à moi psalmodier en presque silence et où j’avais pensé, j’étais jeune encore, qu’il faudrait l’enregistrer, l’interviewer et l’enregistrer avant qu’elle meurt parce qu’avec elle tout un monde ou même des mondes au pluriel disparaîtraient, c’était une chose, un bon projet de ma vie, une chose « bien », mais je ne l’avais pas fait (et d’ailleurs peut-être que j’en avais déjà conscience en y pensant), je n’avais pas enregistrer ma grand-mère avant qu’elle meurt, ma grand-mère à qui je ne parlais pas… « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Le 21 février, à 15h15, nous a-t-on dit à l’hôpital, c’est la première chose que j’ai notée, l’horaire. Puis j’ai noté l’énumération de ses noms, Jeanne Marguerite Moalic. Je ne savais pas pour « Marguerite ». Et puis c’était écrit sur un panonceau posé sur le bureau : « VOUS ETES ACCUEILLI PAR FABRICE GREMY AGENT AMPHITHEATRE ». Et puis donc Fabrice Gremy — qui avait une tête à se promener dans le marais à des horaires très tardifs — nous a demandé si on voulait la voir ou si on ne voulait pas plutôt « attendre qu’elle soit plus jolie, qu’elle soit habillée, tout ça… » Je lui ai demandé ce que voulait dire « agent amphithéâtre » et Fabrice Gremy m’a répondu et, ça aussi, je l’ai noté : « A une époque les cours sur la mort se faisait dans las amphithéâtre et la personne qui amenait les corps dans l’amphithéâtre s’appelait « l’agent amphithéâtre » Un temps et comme c’était tout, j’ai dit : « — Et c’est resté ? — Et c’est resté ». Nous étions au « service mortuaire ». J’ai relu (je les relis maintenant) les premières pages de L’ETRANGER que j’ai trouvées sur le Net. C’est la même histoire, rien à redire. La phrase : « On n’a qu’une mère » a été prononcée plus d’une fois. On s’est dépêché avec mon frère de tout faire, on pensait qu’on avait beaucoup de choses à faire, trouver des pompes-funèbres, organiser les funérailles, déménager la chambre de la maison de retraite, la banque, etc., mais à la fin, on était bien en avance, on n’avait plus rien à faire, ça nous a étonné, alors ça a été comme le médecin l’avait dit la veille : « Il ne se passera rien de plus ». A la maison de retraite, Denise que, dans la précipitation, j’ai quand même saluée a réussi presque à me faire rire en me disant que sa mère à elle non plus n'allait pas bien, que le médecin lui avait fait comprendre que  « c’était  la fin ». « On n’a qu’une mère », etc. J’ai dit à mon frère quand tout fut fini (la journée) qu’il faudrait que je revienne à la maison de retraite pour remercier tout le monde de l’attention donnée à ma mère pendant ces 2 années merveilleuses, en fait, oui : ces 2 années merveilleuses, j’aurais voulu revenir, j’aurais voulu rester comme je le voulais souvent lors de mes visites : moi aussi y être, être là. Le mot « condoléances » prononcé quand je passe même par la femme jusque-là méchante...




Ma mère a vécu toute une vie, une vie entière dont nous avons un peu l’idée, le développement dans la tête, mon frère et moi ; en tout cas, par fragments. Les périodes, les évènements marquants, ce qui a été raconté, parfois mille fois, par elle-même, notre mère, son enfance, la famille, la guerre, l'après-guerre, sa jeunesse — ou, par les photos, nos enfances petites — et la vie amoureuse avec notre père que nous imaginions, que nous connaissons. Et puis ce mélange de leur pauvre vie à eux avec nos pauvres vies à nous — et puis des choses que nous ignorions, leur vie au-dehors, la vie professionnelle, amicale, la vie autre, métaphysique… Et ce que nous savons aussi, la honte de la mort de notre sœur, par exemple. Etc. 


Mais je dois dire que, dans mon cas, la vie de cette femme Jeannette Genod s’est relativisée et épanouie pendant les deux années qu’elle a vécu à la maison de retraite Le Bon Repos, de plus en plus atteinte par la maladie d’Alzheimer. Ou bien est-ce ma vie avec elle qui s’est, grâce à cette maladie, relativisée et épanouie. Je l’ai rencontrée à ce moment-là, dans ce monument d’oubli qui se construisait. J’ai beaucoup, beaucoup, beaucoup aimé venir au Bon Repos une semaine par mois, le souvenir et les textes que j'en ai écrit en témoignent. J’ai rencontré ma mère dans une profonde gentillesse, démunie bien sûr, disponible à l’être, simplement vivante, vivante et s’approchant de la mort. La mort surgit au coin de la rue, mais tant qu’elle n’a pas surgi, c’est le jardin du Temps, c’est ensemble. Ce jardin, pour nous, c’était le square Simone Veil, anciennement des Quinconces, c’est là que nous étions parfois complètement seuls, complètements libres, émerveillés, à regarder la vie en face, la vie dans le temps. Je crois que ma mère expérimentait une profonde dépossession d’elle-même. Cette dépossession si désirable. Se quitter soi-même. En devenant « dernière », elle devenait « première » — comme il est dit, n'est-ce pas, dans l'Evangile. Il y a une chose qui l'amusait, par exemple, c'est quand elle me demandait : « Pourrais-tu me donner des nouvelles de ta maman ? Tu as bien une maman ? » — et que je surjouais l'air ébahi pour lui répondre




Et, ma mère, quand elle me dit : « Je t’aime beaucoup », pourquoi ne pas la croire ? 

Je caressais un livre sans couverture — c’était du Ronsard — en écoutant Lana Del Rey, BORN TO DIE

« We were born to die »

Tout est dit absolument 


« Redonne la clarté

A mes tenebres,

Remets en liberté

Mes jours funebres.


Amour sois le support

De ma pensée,

Et guide à meilleur port

Ma nef cassée. »

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Friday, February 09, 2024

C ol de Cuvillat


 

Saturday, January 27, 2024

Comment être heureuse aujourd’hui ?


J’aime beaucoup n’avoir dans la tête qu’une chose — ou une suite de choses qui se répondent, forment un ensemble (« qui contient tout »). « Aimer une chose suffit », je crois que Peter Handke l’a dit, mais je ne sais plus en quelle circonstances. En fait, il n’y a qu’une chose — et, toutes les autres, je déteste (parce que, de par ma propre bêtise, je n’arrive pas à les mettre en rapport). En ce moment, c’est W. G. Sebald, vous l’aurez compris, mais aussi Louis de Funès. Je suis peuplé des gimmicks de Louis de Funès (une série d’émissions sur YouTube analyse tous ses films, anecdotes de tournage, réussites et ratages...) Il est le seul acteur (puisque exit Gérard Depardieu). La seule manière, c’est lui. C’est Louis ! Ou alors jouer Sebald dans un spectacle de Krystian Lupa, c’est bien aussi. Mais que ça et que ça. Voilà. Et puis il y a les jours fastes (les vendredi, les week-ends) où tout correspond, où tout s’entend comme le même problème, la même humanité, le même problème de la même humanité. S'agirait-il d’une confusion ? Oui, il s’agirait d’une confusion. Le théâtre de l’Odéon est caverne sombre et fabuleuse, un creusement à l’intérieur. J’y ai fait mon campement, les places à 6 € que j’achètent en venant très tôt permettent à la clocharde des arcades que je suis de pénétrer le temple… Je vole dans la nuit de Paris en ruine la sombre histoire de l’Europe. Grotte dont je m’étonne de l’existence réelle. Sur la hauteur, mais souterraine pourtant. Caverne vide et vide. Babel...

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Wednesday, January 24, 2024

I l faut épuiser le monde pour le rendre crédible


Les filles m’avaient fait beaucoup rire. Elles étaient aller voir Les Emigrants et, moi, je m’étais baigné dans le livre vertigineux et j’avais vu aussi la première partie du spectacle (celle de Manuel Vallade). Donc enfin je pouvais parler de qqch avec qqn ! — avec les filles —, l’une n’avait pas aimé et l’autre en revenait enthousiaste. 2 sœurs, 2 tempéraments. Puis, peu à peu, les filles s’étaient mises à faire des sketchs très drôles caricaturant certains moments du spectacle qu’elles avaient découvert de leur 20 ans. Et je leur avait donné la phrase de Robert Bresson : « Rien n’est plus proche du chef-d’œuvre que le chromo ». Je la vérifiais ensuite : « Plus grande est la réussite, plus elle frise le ratage (comme un chef-d'oeuvre de peinture frise le chromo). » (C’est dans ses Notes sur le cinématographe.) Quand des choses aussi grandes se passent dans la littérature contemporaine, on peut délaisser les journaux. L’urgence est de lire les livres. Ils disent et soignent en même temps la destruction qui est en cours au moins dans les journaux, mais qui, dans les livres (« ceux qui vous brisent la mer gelée », disait Franz Kafka), a déjà eu lieu : on est dans le monde déjà dans le monde d’après. « Les tunnels ne sont pas interminables, le probable n’est pas le certain, l’inattendu est toujours possible » (comme le promet Edgar Morin récemment dans « Le Monde »). La « peur que les mots se confondent / Avec le bruit que fait le monde », comme le chante encore Marie Laforêt (dans la version française de The Sound of Silence), le bruit de la petite morale, de la fausse morale, de « l’œil pour dent », de la haine, de la persécution… ne pas abonder dans le « bruit du monde », c’est très difficile, ça s’appelle la littérature. Rien de plus urgent. « « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » Albert Camus, L’ Eté, « Retour à Tipasa », 1952 » 


« À midi, sur les pentes à demi sableuses et couvertes d’héliotropes comme d’une écume qu’auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas. C’est pourquoi l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. Ô lumière ! c’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »

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Saturday, December 23, 2023

Il y a, collé au mur, le frais et le chaud 

Ce qui me plaît dans la vie, c’est le présent


J’avais toute la vie qui se soulevait encore dans sa richesse, toute la vie, mais jamais plus


Merveille ! Je me réveille encore


Je sentais le vide, je sentais la Corse dans mon estomac affamé. On était le 23 décembre, un samedi, et j’avais décidé de ne pas sortir, de ne pas aller acheter de cadeaux pour demain le réveillon où j’étais invitée


Je suis isolée, solidement isolée, mais c’est une nostalgie. Je voudrais rejoindre cet état d’inconnu qui entourait ma vie — quand j’étais portée par la vie — par la vie autour qui me raccompagnait toujours à l’ombre de ma chambre

J’étais agenouillée, j’étais heureuse, j’étais entourée de forêts et de « plus tard », on me promettait que j’allais mourir jeune, mais ça n’avait pas été le cas. Il y avait la grande ville, maintenant, qui m’entouraient — au lieu de la forêt, au lieu de l’amour — ou de l’absence d’amour

Je n’avais pas écrit, j’avais oublié ce à quoi j’avais été occupée. « Dieu merci notre art ne dure pas ! » avait dit un jour Peter Brook

J’avais été artiste. Artiste, ça voulait dire attendre, attendre comme l’homme dans la rue

J’avais été à la messe, là aussi pour attendre

J’avais lu des livres — là aussi pour attendre


Et maintenant j’écrivais en tâtonnant, j’écrivais comme si je n’avais pas le temps, je ne tentais pas de comprendre, j’écrivais vite avant de me décourager aussi à ça, j’écrivais l’amour qui n’existait pas

et la mort qui se profilait


Des chevaux noyés de ciel

Don Quichotte


Je lisais les vies des grands souffrants, des saints

La vie de Kafka