Thursday, June 14, 2007

"Télérama" (Florence Broizat)

La scène est presque nue. Face au public, un zozo tout droit sorti d’un film d’Almodovar, voix traînante de diva canaille. Dans la salle, une jeune femme fait circuler des coupes de champagne. Nous sommes aux laboratoires d’Aubervilliers : le spectacle d’Yves-Noël Genod s’appelle Pour en finir avec Claude Régy, hommage corsé au metteur en scène qui fut son tuteur, mais en réalité tout le monde en prend pour son grade : cénacle cultureux, médocs génériques, Agnès B…
Le public aussi, qui assiste là à un one-man-show déconcertant, ponctué de chansons et d’images surprenantes à l’ironisme pantelant : ici un homme affublé d’une gueule de loup, là un danseur au corps noir de charbon. Au milieu coule le texte de Genod, qu’il lit à même l’écran de son ordinateur ; un patchwork d’anecdotes triviales, de vacheries cancanières et de fulgurances mal dégrossies. Du cousu main, genre faux négligé de luxe, coupé à la virgule près, brodé d’adverbes froufroutants et de silences pigeonnants. Calé dans son fauteuil, le spectateur se laisse flotter au gré de cette badinerie intime qui le renvoie, de façon toujours courtoise à la vacuité de sa propre existence.

Comédien depuis vingt ans chez Claude Régy et François Tanguy, danseur depuis 12 ans sous la direction de Gisèle Vienne et Loïc Touzé, et par ailleurs leader du groupe de pop St Augustin, Genod est un « bad boy » de la scène des arts vivants.
Depuis deux ans, cet histrion présente ses propres créations. Dilettante doué mais insaisissable, moitié génial, moitié charlatan, l’homme prend un habile plaisir à maintenir l’ambiguïté : « J’aime qu’on ne sache pas si je dis des choses ennuyeuses de manière profonde ou des choses profondes sur un ton ennuyeux. »
Sur scène, il n’aime rien tant que multiplier les accoutrements extravagants : slip kangourou sous voile de tulle rose, veste argentée de rock star, ou mitaine en cotte de maille, c’est au choix mais toujours déjanté. Le jour de notre rendez-vous, il arrive coiffé d’une toque à oreillette en peluche grise, cheveux peroxydés sur un regard bleu givré. Commande un thé, minaude un peu, cite Delphine Seyrig à tout va, dégaine l’un de ces carnets Moleskine dans lesquels il fixe compulsivement des situations prises sur le vif, parle avec passion de la psychanalyse, « ce petit théâtre du réel », confie qu’il regarde en boucle les dvd des sketchs d’Antoine de Caunes et José Garcia, avant d’imiter Lacan, « un vrai cabot, celui-là ! »…

À la scène comme à la ville, sa vie est un show, Ses deux premier spectacles oscillaient entre le solo d’un comique et la fiction introspective. Crues mais jamais vulgaire, certaines anecdotes étaient si intimes qu’elles en paraissaient improbables. « Personnage et situations : tout est vrai, précise-t-il dans un large sourire. La vie a plus de consistance que beaucoup de fictions. » Le genre a tout de même ses impasses. « Mes proches ne me disent plus rien, avoue-t-il, avec la mine d’un môme pris les doigts dans le pot de confiture. Ils se méfient. »

L’ancien ado solitaire du Bugey dans l’Ain, qui vous suggère d’un sourire enjôleur de lui inventer d’autres origines, devenu performer à tout faire, aime mélanger les genres, travailler les limites. Au lieu unique, à Nantes ; son spectacle Saga, un spectacle actuel traitait de la folie, entremêlant danse, jeu, fragments littéraires et adresse directes. « Mais ça ne m’intéresse pas de créer des formes esthétiques nouvelles. L’avant-garde, je m’en fous. Je me situe dans l’arrière-garde. » Celle de l’artiste maudit hanté par la quête rimbaldienne, qui s’en va traquer le sublime au fond des dépotoirs !…
Funambule gracieux, Genod expérimente à l’instinct, monte une création en deux jours après un mois d’angoisses paralysantes. « Mes spectacles sont très contextualisés. Ça n’aurait pas de sens de les refaire ailleurs de la même façon. » Avec lui, la scène est un espace vierge, ouvert sur l’inconnu. Peut arriver le meilleur, comme le pire.



Florence Broizat ("Télérama" du 6 avril 2005.)

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