Thursday, December 27, 2007

Écrire à deux (être idiots à deux), chronique d'avril

Chronique d'avril 2006 pour le magazine "Spirit" à Bordeaux.






Bordeaux de temps en temps






« L’être aimé dans ce monde dissous est devenu la seule puissance qui ait gardé la vertu de rendre à la chaleur de la vie. Si ce monde n’était pas sans cesse parcouru par les mouvements convulsifs des êtres qui se cherchent l’un l’autre, s’il n’était pas transfiguré par le visage « dont l’absence est douloureuse », il aurait l’apparence d’une dérision offerte à ceux qu’il fait naître : l’existence humaine y serait présente à l’état de souvenir ou de film des pays « sauvages ». Il est nécessaire d’excepter la fiction avec un sentiment irrité. Ce qu’un être possède au fond de lui-même de perdu, de tragique, la « merveille aveuglante » ne peut plus être rencontrée que sur un lit. Il est vrai que la poussière satisfaite et les soucis dissociés du monde présent envahissent aussi les chambres : les chambres verrouillées n’en demeurent pas moins, dans le vide mental presque illimité, autant d’îlots où les figures de la vie se recomposent. » Georges Bataille.






Hélèna, déjà à l’Hôtel de la Plage, m’envoient des textos :
« ici, c’est le théâtre du boulevard de la plage. certains acteurs jouent mal, mais j’applaudis à tout. la blonde : parfaite. h »
« et tout est recouvert de poussière jaune, toi tu dirais dorée, même la mer. ne décroche quand je t’envoie des vagues dans 2 minutes, d’accord ? h »






Le 12 avril 2007. Départ Bordeaux.

Sur les affiches, les robes, les pantalons serrés. Le plan du quartier avec l’eau bleue autour de la Seine. L’eau – bleue. Les Joueurs de cartes (de Cézanne) dans le métro.

Foule de bruits d’oiseaux, de bruits d’enfants, de bruits de machines, merveilleuse nature très full. « C’est un milieu assez lâche où les gens refusent les conflits. »
Les enfilades de l’été , dans le TGV, glissant…
Réveillé pour le contrôle du billet.
L’armée des clones (les peupliers) par la fenêtre grillagée. Une banquette de rive de soleil. Au plaisir de se recroqueviller. L’enfance, l’été, plus de problème, voyage. Le colza infini : une intensité de plage – fluo. Nos amies les bêtes. L’humanité pousse comme la nature.

En fait, le train allait jusqu’à Arcachon. Un homme avait dans le dos de son pull, brodé : « L’Île aux Oiseaux ». Un autre descendait à Bordeaux avec dans la main un cours de droit administratif. La ville, c’est la nature, c’est pareil. Le petit chien baillait comme pour montrer que, lui aussi, possédait, à l’intérieur, les couleurs vieux rose et blanc fané de la blouse de sa patronne. La transmutation de la transparence. Chez Adonis, Alexia voulait un « Muscle de femme », « Le nez du plaisir » ou chais pas quoi… Le serveur nous amène un « Pubis de femme », mais ce n’est pas ça que nous avions demandé… « Le biceps de la femme. » En face du Bar Castan, sur les bords de la Garonne, le nez en l’air, j’ai…, je me suis enfoncé dans le béton frais et j’y ai laissé les empreintes de mes converses – comme à Hollywood, ai-je pensé… Un peu plus loin, la piscine magique du Miroir d’Eau, les gens sont pieds nus – mais n’enfonçaient pas – marée basse et palourdes. Petits jets d’eau qui crachent, juste pour le bruit. Clapotements vivants. Enfants. Miroir. Désert apprivoisé de la Garonne. La piscine, puis l’ondulation du sable, puis la mer, c’est comme ça que me décrit Alexia la maison de Starck (son fils est copain avec le fils aux boucles blondes de Philippe Starck). C’est un peu aussi le paysage inédit, moderne et romain que forme le Miroir d’Eau avec la Garonne, en face de la Bourse.
Bruits divers, pétrissage par le soleil.
Des images de plages, hors-bord, ou de ski : une famille en rollers.
« Bordeaux veut devenir une capitale du tourisme. Car on fait beaucoup de tourisme urbain. Moi-même… – C’est un petit Paris. – C’est un peu Montpellier. – Je dirais pas ça. – Mais si : Montpellier, Narbonne… »
« Thés de grandes origines. »
Au croisement romain de la rue Sainte-Catherine et de la rue Saint-Rémi.
Dans quelques temps, la France va avoir le charme d’une dictature, Espagne, Portugal, Italie, Russie, Yougoslavie, Allemagne de l’Est… On le sent déjà, ce printemps, à Bordeaux. Repli sur les valeurs, sur l’essentiel, abandon de la politique, de l’idée de conquête, de progrès, repli, réemploi de l’idée du charme. Trabant. « Je dis pas que c’est elle qui sait pas faire, je dis que ça doit être avant la chute, déjà. » Le charme des pays décalés, les pays heureux, les dictatures, disparition des polémiques, le mensonge égale la vérité : « La Pravda ». Les chefs sont les chefs.
Je passe devant l’Onyx, café-théâtre. Puis place du Parlement (Versailles). Histoire d’y voir. Suivant l’endroit de la place où l’on se tient, on peut entendre des conversations à une terrasse très loin. Discrimination d’écoute.
Point X, rue Saint-Rémi, on me demande où j’ai trouvé mon jean. C’est Dior. La jeune femme me dit qu’ils en font chez Zara (Bershka, pour les ados) en blanc, mais qu’ils n’avaient pas sa taille.
Non écrire. Non spectacle.
Au Café Club (depuis 1969), une lolita nue sous ses vêtements (qui la déshabillent) entre et demande : « Est-ce que c’est possible de vous prendre quelque chose que je payerai demain ou tout à l’heure ? – Qu’est-ce que vous voulez ? – Vous avez un brownie ? – Non. – Ah ? Vous ne les faites plus ou vous n’en avez plus ? – On n’en a plus. – Et demain, vous en aurez ? – Je ne sais pas. – Bon, au-revoir. » Le bon café revient moins cher que le mauvais. La rumination du cerveau se calme ; on est plus proche, on se rapproche du royaume de Dieu, de l’amour.
Dans le taxi en direction du Théâtre de la Chaussure, fenêtre ouverte, on pense encore : tout a été dit, mais rien n’a été dit. Érica : « Je travaille en compagnie d’EDF, demain, chez moi. »

« …Une sorte de paranoïa dans la jungle…» (Radio, route de la savane.)

Arrivée : « C’est trop beau ! » La même chose sans la pierre, c’est pas mal aussi… Comment peut-on se passer de ça ?

« – Bon, on va se promener ? – Oui, parce que sinon je vais m’endormir. »
Avec tous ces petits bruits qu’on entend, bruits de volière, dans la chambre blanche et rose du même rose et blanc que la gueule du chiot.
Vieux rose – ou « rose cochon », dit aussi Hélèna, comme ma chemise, aussi, un poil plus mauve…






Yves-Noël Genod, le moraliste






Le nom des maisons : « Douce bêtise », « Imprévu », « C’est le Rêve »… Là, un petit idéal gréco-romain… Et aussi : « ? », le nom d’une de ces maisons du village de L’Herbe (qui gagne le concours). Une exposition de chez Cortex Athletico… La maison de Picabia.
Le pollen soufre déposé par la marée sur la plage.

Hélèna me montre le grand immeuble d’Arcachon qui était en feu l’autre soir. Ce soir : blanc comme une craie.

Un liseré jaune soufre absolument assorti au camaïeu du village, des coques désuètes des bateaux, à la blondeur pâle de la plage, à la folie diaphane du calme des nuées, du bassin plat, de l’île de Venise. Pollen, pigment. Wolfgang Laib faisait avec un pollen plus doré, je pense. « Mais, après, tout dépend de la lumière. », dit Hélèna.






Les pages blanches promises, je vais les donner au lecteur aujourd’hui. J’ai peu de temps pour écrire. Nous sommes à l’Hôtel de la Plage, elle et moi. Pâques est passé si vite, Noël, la Trinité. On part à Bologne directement du Bassin d’Arcachon. Café noisette, c’est un bon titre aussi. – Bof. – Si (pour Casse-Noisette). – Ça me fait penser à tout, le café noisette. Mon ex-mari qui est mort. Ça me fait penser aux œufs durs. Je ne voudrais pas être… Mais quand même…
On parlait de Georges Bataille avec la patronne (elle n’a pas connu).
– J’ai relu Lady Chaterley… – Vous voulez du lait ou pas de lait ? – Non, pas pour moi. – J’ai relu Lady Chaterley, c’est vachement moins bien que quand je l’ai lu la première fois. Je reconnaissais des passages, enfin, des idées, alors que, là, Le bleu du ciel, c’est toujours aussi bien. Là, je reconnais des phrases. – Voici, café, thé.

Alors, là où je voulais en venir… Il y a tellement d’événements.

– Le pollen, ah, oui. – Ouais, c’est dégueulasse. – Ça s’immisce partout. C’est que – et je voudrais pas foutre la merde – le jeune James Dean au petit cul que je prenais pour le père de Lucas (disparu, lui – en colonie ?) et que je voulais sauter entre deux… dans un intervalle de ma vie avec Hélèna (je redis pour les lecteurs à qui ça aurait échappé) a m…

– Allez, te crève pas, garde tes forces pour plus tard. C’est pas votre truc, les garçons, de frotter par terre. C’est un travail pour les femmes. – C’est des muscles qu’on n’a pas… – Il me tue, il me tue, ce sol, oh, là, là… – C’est trop clair ? – Oh, là, là…

a maintenant un copain (signalé par Hélèna à mon arrivée) encore plus beau – mais plus beau ! – que lui, un enfant je-m’en-foutiste, mais de bonne volonté, simplement couillu, barbu et parfaitement au point. – J’ai entendu dire sur Catherine Deneuve qu’elle mouillait tout le temps. Alors, quand elle s’asseyait sur une chaise, il fallait essuyer. Je ne sais pas qui a fait courir ce bruit-là. (Parce qu’Hélèna me demande de lire ce que je vais dire au Musée Zadkine pour savoir si elle peut inviter ses amis.) – Tu sais, plutôt que James Dean, je dirais Matt Dillon. – Et l’autre ? – Le frère de River Phœnix, tu sais, celui qui a une cicatrice à la lèvre. Sinon, tu marques Brad Pitt, c’est pareil.






Des huîtres grosses comme du fois gras






C’est beau, le fric, quand même… Vivre comme des princes. Savoir manipuler le monde…
Hélèna se fout de moi quand elle me voit me poser sur le carnet…

– Ma sœur habite pas loin d’ici, elle me dit : « Ah, tu me diras si tu trouves des endroits chouettes pour se balader. » J’arrête si t’écris des trucs sur ma sœur !

pour noter la profondeur de mes réflexions.



Sur le banc que dans mon souvenir je croyais avoir décrit blanc… – Tu veux pas écrire : « la mer argent » ? – ce serait l’occasion ou jamais.
Mais.
On imagine la partouze.
– Il pleut un peu, non ? – Oui, il y a des fines gouttelettes de… de sperme. – De sperme de qui ? – De sperme de Dieu. – Oui, c’est bien ce que je pensais.






Le bateau-scorpion






C’est chose faite, retirons Josée Lapeyrère de l’histoire. (À propos, j’imaginais que c’était dans les années 70, les cocktails Gallimard, mais Bataille est mort en 62, l’année de ma naissance.) Elle ne veut pas d’histoires avec Sandra. Je demande à Hélèna comment Sandra pourrait faire des histoires. – Peut-être. Tu sais, Sandra, elle est un peu sensible au niveau de la famille. Sa mère est morte et elle ne voit plus son père ni sa sœur et on lui parle tout le temps de son grand-père, Georges Bataille, qu’elle n’a jamais connu. Bien sûr, tout ça est idiot et la mer avec son bruit animal est toujours dans des effets de peau de serpent métallique. Dans des gris, nuance plus ou moins morte, plus ou moins intelligente, plus ou moins métaphysique. Les amants vivent dans le monde et la parade. Le bateau-scorpion, tout plat, presque sous l’eau, avec une petite grue rouge. Les piquets comme à Venise. Clarté plus ou moins guerrière, plus ou moins paisible de ce bassin, aujourd’hui.

Pour le beau mec aux belles dents…

– Toi aussi, tu as de belles dents. – No kidding ! Dans un autre genre…

…est de Rennes. Pour lui, c’est grand beau temps…

Quand elle vole, l’aigrette tend les pointes comme une danseuse. Regarde la gouleur, là, la gouleur gouloue. – Tu enfanteras dans la gouleur… – Ouais.
On regarde un dessin de William Blake, du Paradis perdu. La punition du serpent : « Tu ramperas dans la poussière toute ta vie. » Ah, bon ? Alors il était pas un serpent, avant ? L’homme : « Tu travailleras à la sueur de ton front. » Ce que Guyotat comprend : « à la sueur de ton sexe ». La femme : « Tu enfanteras dans la douleur. » Alexia en est au quatrième mois. Ça se voit.






Mer cure






« La mer titane » ? – « La mer titane », c’est pas mal. Tout le paysage est un paysage de ciel. Tout le paysage est projeté dans le ciel. Le bassin, simple miroir. Hélèna me montre une phrase de son livre : « Nous étions allés nous installer dans un village de pêcheurs. » « Julien, c’est très chaud ! Attends un peu. » « Un petit coup de pif. Un rouge et deux blancs. » Les animaux, le chien noir, – Le chat noir là-haut, c’est pareil., sont couverts de pollen. « Vas te balader, Kiki, reste pas là. » On dirait qu’ils sont sales, qu’ils se sont roulés dans la poussière. Non, finalement, il a dû se laver, le chat, parce qu’il a plus de pollen. – Qu’est-ce qu’il fait pour se laver ? – Bin, il s’est léché. – Un petit café. – Vous vous êtes baignée quand ? – Mais au bassin ou à l’océan ? – T’as vu, y a un enfant qui s’est amusé à enlever un s à poisson. Poison du jour. – J’ai un ami qui est psychanalyste… – C’est une folle tordue ? – C’est vrai.






À L’Herbe, la présence de l’été. Mais l’été, pour moi, c’est… C’est le mélange, la confusion et le plaisir, la sensualité, la chaleur de ça. Le sexe à l’intérieur. Le pollen jaunit les bords de la mer qui du coup, plus loin, paraît violette. Qu’est-ce qui reflète ? Miroir ou ciel ? La mer, côté bassin, la plus familière des amies, une chatte. Un chien. La richesse, c’est sur plusieurs génération que c’est beau. « Pas mal. Un peu froide, quand même. Un peu froide et bourrée de pollen. » « Allez faire une balade à l’océan aussi. – Oh, non, pas l’océan. – Allez voir l’océan, enfin, c’est fantastique ! » Hortense et Lou. « Les amants parlent et leur paroles bouleversées rabaissent et enflent en même temps le sentiment qui les meut. Car ils transfèrent dans la durée ce dont la vérité se tient le temps d’un éclair. » Georges Bataille.






Les amants parlent






– « L’eau chaude coule du robinet d’eau froide. », c’est arrivé pendant la canicule ; les gens disaient : « J’ai ouvert le robinet d’eau froide et je me suis brûlé. » À l’océan, Hélèna demande à des pêcheurs ce qu’ils attrapent. « Du bar et une cuite ! » (Ils sont au pastis.)

Vers 19h30, on s’est baigné dans l’océan glacé mais pur comme la neige. Et puis, ensuite, on a couru dans le soleil d’argent, nos deux corps couleur sable.

Puis ensuite (vers 20h10), le soleil a transformé le sable en or. Le sable de la dune verticale, le soleil à l’horizontal. De face – au soleil – à l’horizontal.

Ça a pris feu doucement comme de l’or. Ça nous parlait, ça nous parlait comme de l’or, de plus en plus.
– Tu vas réécrire la même phrase, mais plus gros.

Oui, l’or nous parlait comme de l’or. De plus en plus, l’or nous parlait. Tout le pays était en or. Le Cap d’or. Puis, plus loin, près des blockhaus, ocre, ocre rose. – Et, là, tu veux du vert émeraude – parce que y en a. Ma prof de dessin, elle disait : « Mettez un petit peu de vert émeraude dans vos ciels, ce sera plus beau. »

Les chevaux de la mer galopaient sans différence au paradis du ciel.
Hélèna : « Moi, je suis une artiste et une ménagère – et une mère –, pas une porn star. » (Technique de gorge profonde, enseignée par Cécilia.)
Plus tard, en remontant vers le Cap, le rapport entre la masse des nuages…

– Posés comme une île flottante.

et le plateau de l’océan. Sur la mer, les rides du temps et de l’amour.

À neuf heure et demie, quand Hélèna m’a demandé l’heure, – Tu penses qu’il doit être quelle heure ?, on était en ville, dans le lotissement.






"C’était une merveilleuse journée, et il ressentait comme une faveur, un privilège, le fait de vivre dans un monde si généreusement approvisionné en eau." (John Cheever, Le nageur.)

Et maintenant, trois phrases pour terminer en essayant d’écrire comme toi, mais non, ça se voit déjà qu’on a changé de clavier, tu changeras la ponctuation, tu mettras des tirets à la place des virgules, d’accord ?

Un, à la Pinasse au Cap Ferret, on a beau essayer de faire tout comme les riches on est pauvres et ce salaud de serveur se fout bien de notre gueule en nous conseillant de rentrer par là, pas de problème, vous pouvez marcher sur la plage, en plus la marée descend, lorsque vous arriverez aux Vignes il y a un bar à cocktails.

Deux, puisque c'est comme ça, on marche et on enlève son pantalon et on entre dans l’eau froide et noire le long des rochers avec parfois des cadavres de chien et des cailloux qui coupent et on est comme "the swimmer" dans la nouvelle de John Cheever que je garde près de mon lit depuis des semaines pour te la lire mais tu viens si tard et moi qui me lève tôt, n’en
profite pas pour te plaindre, je ne me plains pas, c’est toi qui te plains de ce que je me plains, alors que je te répète que j’adore être ici et marcher dans l’eau froide et manquer me tuer en rampant sur les rochers sans lumière ni sans culotte, moi j’enlève mon slip, fais ce que tu veux, arrête, j’arrête.

Trois, le nageur de John Cheever décide de rentrer chez lui à la nage, c’est à dire en passant par toutes les piscines à l’arrière des maisons du lotissement, comme nous qui sommes obligés pour ne pas nous noyer, car bien sûr la marée monte, de remonter par les jardins, et bien sûr une lumière s’allume alors que tu me tires par la queue, l’alarme se déclenche, les chiens bondissent, ça va, juste un crapaud, mais adorable, tu devrais l’embrasser, je t’ai déjà.










Yves-Noël Genod / Hélèna Villovitch

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Écrire à deux (être idiots à deux), chronique de mars

Chronique de mars 2006 pour le magazine "Spirit" à Bordeaux.






I






Une personne réelle, un amour à Bordeaux. Départ 9h50, brouillard, banlieue de Paris, immeubles sans cachet, Hélèna dit : « Regarde on est déjà à la mer ! » « Dans le Nord de la France. » « Le Havre. » Étonné du nom des accusées : Laurence Tramois, Chantal Chanel. Plaine immense qui touche à l’immense par le brouillard massif comme de l’or. La beauté. Christian Rizzo vient de faire un spectacle d’une exceptionnelle beauté qui sera présenté à Montpellier en juin. La beauté, c’est une question de montre et de touché, d’audace et d’espace. Non, c’est de l’ordre d’une croyance. Georges Bataille plaçait sa femme dans un buisson lors des cocktails Gallimard, ça l’excitait beaucoup, mais cette femme se plaignait à Josée Lapeyrère que j’ai rencontrée après la lecture de Frédéric Léal au Musée Zadkine à Paris. Ah… Paris ! Le plein été pendant deux jours. Aujourd’hui, un temps plus de saison (léger retour arrière). Joie de l’affolement climatique. Brouillard, emblavures, semis, douceur, tracteur et mouettes. 10h25, trace de soleil pour réchauffer. Et puis, ensuite, on décide du bleu. On repeint les maisons, on retouche, camaïeu. Rouille, bleu, ocre, « beige intemporel ». Hélèna, en face de moi. Elle veut écrire mes chroniques. Elle a une idée : comme Cherry Vanilla, la rubrique hebdomadaire de David Bowie pour le magazine « Mirabelle » ! Hélèna me fait passer ce message : « Bonjour, je suis la blonde assise en face de vous, celle qui serre votre genou entre les siens. Je m’appelle Hélèna et j’aimerais vous connaître. Nu, allongé, longtemps, etc. » Le paysage sera donc : blond. La matinée très vite échappée du brouillard (avec un regret). Maintenant poisseuse de bleu. Blonde, je vous dis, fausse blonde. « Le faux devient une méthode qui permet de multiplier les facettes du moi et d’élever la frivolité au rang d’une vérité transcendante. », est-il écrit en quatrième de couverture des Papiers de Ziggy Stardust. Matinée poussière d’étoile. Christian Rizzo a transfiguré le paysage (de la campagne présidentielle, par exemple). Il a mis des couleurs tout en utilisant le noir. Hélèna me filme. Je fais des grimaces. Elle dit : « Moi, j’imagine de belles phrases pour mon journal. » « Et toutes ces heures passées dans le train, à écrire, à rêver, le paysage qui défile. » Mouvement collectif : croyance en la beauté, mon leader : Christian Rizzo. Hélèna est ma poupée. Dégagement festif de la vie. Après l’histoire Bim bam boum de la dernière fois, cette chronique sera sous le signe de : « Pour vivre cachés, vivons heureux. » Ô les petits bouleaux ! Une armée comme dans Star Wars, L’attaque des clones ! Les bras des arbres qui ne sont que des bras se penchent vers le train qui s’arrête ou ralentit presque tant qu’il s’arrête. « Mesdames, Messieurs, notre TGV est arrêté. » Est-ce que les ajoncs sont plus du côté des résineux ou du côté des cactus ? Un château - et tout. Le sucre, le sucre glace, mais fertile, sur les emblavures, en mars. Hélèna me secoue le genou pour me montrer quoi ? une surnaturelle falaise – le train à marée basse – portant comme un socle une ligne de maisons style maison. Ma voisine n’a rien vu dans son téléphone : « On passe devant un cimetière. » « Parce que j’aime pas ça, les cimetières. » « T’aimes les cimetières ? ». Hélèna se demandant s’il y a des habitations troglodytes – et elle en trouve ! Angoulême ? Non, Poitiers. Ségolène. Buisson rouge ou vert (le même arbuste semble choisir sa couleur, très franchement vert, très franchement rouge) d’une haie dans la gare. Ma vie est une longue pièce de théâtre. Je m’écrie : « Y a un château, là, avec des gros greniers ! » Il paraît que Jeanne Michard, toujours selon cette empoisonneuse de Carole Bim – ou femme-poison – s’est reconnue dans la phrase : « Les amis drogués – ou allumés – ou drogués de Madame Bim. » Cherry Vanilla écrit : « Comme ces lettres que j’écrivais étaient destinées à d’innocents préadolescents anglais, j’ai fait en sorte de dissimuler entre les lignes toutes les allusions au sexe et aux drogues – sachant fort bien, évidemment, qu’il y en aurait au moins quelques-uns pour les y deviner. » Tant de récits, autant de fictions. Un château ! Encore un château ! C’est vrai, y a une foule de châteaux. « Ils les ont tous sortis, aujourd’hui. » Hélèna fait remarquer que personne n’entend ce que nous disons, que maintenant tout le monde a des écouteurs. Je me mets alors – expérimentalement – à hurler le F-word, sur tous les tons, à l’intérieur et à l’extérieur du TGV. F… ! F… ! F… !
Sur les châteaux, les rivières,
Le printemps, la misère,
Les arbres calcinés renaissant,
La chaleur, la poussière,
Les ruines et les fabriques de ciment,
La rouille et les étangs,
Les châteaux de la société industrielle,
Une flamme au sommet d’une tour métallique, « Une tour à combustion. »
Et ceux de la France éternelle.






« Dans la vie, il y a une phrase qui peut vous sauver, mais vous ne l’entendrez peut-être jamais et, par contre, il y a une infinité de phrases qui peuvent vous détruire – et, celles-là, vous les entendrez plusieurs fois par jour. » Philip K. Dick, de mémoire, par Hélèna. Hélèna ne veut pas que, si elle tombe, je dise : « Vous inquiétez pas, elle a l’habitude ! » « Ces X sont sûrement l’effet du Lysanxia, un puissant anti-dépresseur que prend d’ailleurs mon amie. » (H., soufflant l’idée.) Les X, quand on arrive sur le pont gris. H. se souvient du noir à Bordeaux. « En face de la gare, les maisons comme brûlées, mais c’était avant, je trouvais ça joli. » Vous connaissez la transparence de verre, de l’eau, de la carafe, sur une terrasse à Bordeaux ? J’offre à Carole B. une place il-li-mi-tée dans ma chronique. Il y a une telle différence entre Paris et la province ! Premier repas. À Paris, on est « les mêmes », à Bordeaux, ils sont aussi « les mêmes ». Mais comment est-ce possible ? Tout est affaire de fictions. Dans le TGV, l’amour entre la journaliste française et le chef de guerre moyenâgeux. Œdipe sur la route. Les événements comme des vieilles lunes. « Il faut parler des gens qui ont été spoliés. Quand y avait le tramway de Bordeaux, y avait beaucoup de Kurdes, Albanais qui travaillaient sous les yeux bienveillants des CRS, embauchés au noir par des sous-traitants. Et, quand le chantier a été fini, les neuf dixième ont été expulsés. Place de la Victoire, colonies de Kurdes. Y avait de tout, Congolais, Kinshasa. À Paris, y a beaucoup de Chinois, à Marseille, y a beaucoup de Russes et, à Bordeaux, c’était des Bulgares, des mêmes villages, des Roms souvent. Des bulgares qui ne sont pas de souche, si vous voulez, qui écrivent mal le bulgare, plutôt des Roms qui ont été assez maltraités en Bulgarie pour fuir. Et je crois qu’on leur fait miroiter des trucs. J’en vois qui tombent un peu des nues sur la situation précaire. Ils travaillent au noir, ils sont expulsés. Ils reviennent. Le tramway, c’est pas fini, mais quand c’était au centre-ville, ils essayaient d’aller vite, alors ils ont embauché. » Le bébé Simon. « Je connais des gens, mais je les vois dans le privé, je ne sors pas beaucoup. » Lisez Léal. « – Oh, je vais en manger, du Coca Zéro ! » Au TNT, le Ministre de la Santé tchétchène. « La présidente de Médecins du Monde avait trouvé ce plan. Y avait Cadiot. Lisait, ce soir-là. » Au moins, l’histoire avec Bim et les Michard prouve que je suis lu. Les arbres forment un décor surréel à la fête foraine – comment dit-on, ici ? « vogue » ? – le décor de La Belle au bois dormant. « Du coup, les bonnes femmes là-haut font un peu danseuses de podium. » « – Danseuses de ? », « Danseuses de podium, tu sais, comme dans les boîtes. » Fumées et florilège. Les couleurs de feu. Magic Dance, Billa Bong, Speedy Family, Ufo speed. Cris dans les grandes mains colorées. Hélèna, taquine : « Tu devrais aller là-dessus pour écrire. » Amazonia Thriller, Flipper. On gagne aux boites de conserve des pocket bikes. Hélèna : « C’est les années 50, ici ! » « Les seuls lots qu’il y a là, c’est les motos-bulots. » « C’est ça ou rien ; on dirait qu’ils cherchent à écouler leur stock ! » Ça lui fait peur, une histoire à la Philip K. Dick, le jouet qui sort des armes. Le Rafale. La Pieuvre. Jusqu’aux chevaux de mer, des nageoires au bout des pattes, une ou plusieurs queues de poissons. « C’est un peu compliqué, ce qui se passe derrière. » « Mais c’est beau, c’est des chevaux qui sont des vagues en même temps. » Souffrance, culpabilité de villes comme Bordeaux (aussi belles que Bordeaux) de ne pas être Paris, Rome. Toutes les villes sont copiées d’Italie. Atmosphère très enfumée au Petit Commerce. Hélèna : « Les gens au téléphone disent tous des choses importantes : « Viens me chercher. », « Je commence juste à relever la tête. » Tu vois, c’était une grosse bonne femme pas belle, mais, au moment où elle l’a dit, elle était un peu Gena Rowlands. » Remplacer Bim par de la vraie meuf. Les années 60, c’est les platanes. Moi, je mourrai, j’aurai au moins connu une chose : les platanes. Hélèna, père instit aussi, mais le mien : barbu, le sien : cheveux en brosse – il n’y a que deux types d’instits. On l’envoyait taper les brosses à tableaux sur les platanes. « On avait des ardoises aussi. On nous donnait un calcul mental à faire et il fallait très vite écrire le résultat sur l’ardoise et la lever. J’étais très bonne à ça ! » Maître, j’ai touché la lumière ! Livraison gratuite ! J’adore gagner du temps sans dépenser d’argent ! « Alors, ça y est, maintenant tu racontes tes souvenirs d’enfance ! Ça s’appellera : Tableau noir et poussière de craie et tu le liras comme Gérard Genette ! Tu rajouteras des précisions : « Il faut bien imaginer qu’à l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable. » « Tu sais ce qu’il faisait, mon père ? Il avait un long bâton, une longue baguette parce que dans sa classe, il y avait plein de trucs pour montrer, A, B… Papa fume la pipe, Rémi et Colette vont à l’école. Le livre, c’était Rémi et Colette. La pipe de papa. Mais le mien, il fumait pas. »

L’esplanade des Quinconces, le jardin des merveilles, le labyrinthe des illusions. Le tracé des bus comme des limaces. « Tu as été dans la classe de ton père ? Moi non plus. Mon frère, il y a été, il s’est pissé dessus dès le jour de la rentrée et, mon père, il voulait pas faire de favoritisme, alors il a dit : « Villebasse, qu’est-ce qu’il vous arrive ? » Et mon frère a dit : « Rien, Monsieur, j’ai transpiré. » Moi, tu veux savoir comment je me suis démerdée pour être dans la classe de mon père quand même ? Je suis tombée malade, alors j’habitais chez ma tante et mon père venait me faire la classe chez elle. » « Tu vois des platanes partout. » « – T’entends Indochine partout. » Le micropénis de Hugh Grant. L’un des conservateurs du musée Cernuschi à Paris (c’est un ami d’Hélèna) s’habille en femme pour faire des conférences. « Et ce qui est amusant aussi, c’est qu’il est pas très beau en homme et pas très beau en femme non plus, il ressemble à une bonne femme, quoi. » « Ah ? Tu vas dire des choses sur ?... » « Il s’appelle Michel. Dans mon film, il joue le rôle de la dame pipi. » Partons vite, si tu veux bien. Vous écoutez RTL 2. Les plaines beiges, sexy. Il faut aimer les pédés. Les plaines beiges, sexy, les savanes, quand on quitte Bordeaux en car en direction du Cap Ferret. Vraiment, on cherche les gazelles, les bêtes. Qu’est-ce qu’il pourrait bien… lions, éléphants ? Une route de platanes fins traverse la savane africaine. …couvrent les dommages causés par les événements climatiques, même les plus petits ! « Il arrive que ce genre d’histoires tristes m’envahisse. » Grand ménagement de rideau tendu, transparent des pins en direction du Cap Ferret. Hélèna sur mon épaule. Elle me suce. Hélèna à poil au fond du car, à Lège. Ça y est, je lui envoie les jeunes. Une forêt se présente intriquée, une forêt se présente transparente, buisson dentelle de beignet japonais. Écrire, c’est pour vivre, la pensée, on l’occupe, puis la découverte de la mer. Depuis le temps que je patiente dans cette chambre noire. Hélèna, à l’arrière du car, a sucé tous les surfeurs. Chevelure fauve comme la savane et les cheveux des jeunes surfeurs. Une secrétaire doit se taire. Sublime chat noir sur l’escalier, aux yeux coquille d’œuf comme l’escalier. « Lucas, tu fais pas sauter le vélo ! » Une chambre rose à l’Hôtel de la Plage, le gros chat, la marmaille. Évidemment, on s’est enfermé dans la chambre aux meilleures heures et on est sorti au crépuscule. Ah, l’amour, les amants ! Clichés magiques. Nous aimons les chats noirs, nous, le gris métallique, les matières denses non réfléchissantes, les ciels bas et lourds, la mer pleine de tréfonds. Palmiers désassortis, arbres nus, familles éventrées comme au milieu des guerres, les chiens, ici, à Arcachon, se répondent, le paysage d’église. (Julie : « Les bronches gonflées et la tête dans les nuages. ») Les piquets dans l’eau calme, on se croirait à Venise, un peu.






Ici, des pages en blanc à remplir par le lecteur.






Au lieu de la vie mondaine, vous imaginez la vie des amants. La communauté des amants. Plages, miroirs d’eau, nature sable, crépuscule approfondi. Plus la lumière baisse, imperceptiblement, plus les couleurs s’intensifient, inouïes, intérieures, matière couleur, le bleu intense qu’est censé voir le fœtus. Oui, couleurs de l’intérieur. Le sable devient gris, mais un gris de l’intérieur. La forêt, une bête noiraude comme le chat. Le bassin est noir de Chine, noir Soulage. Une femme de sel, un homme de poivre. « Arnaud, mets-toi, tu seras plus à l’aise. » « Tu te mets là, toi, mon biquet. » « Nous, faut qu’on se mette en ordre de bataille parce qu’on est mort, là. » (Toujours à la table d’à côté.) Palmiers du rond-point, vrais arbres de Noël. Et le bassin d’Arcachon, noir vitrail. Il fait surnaturellement doux. Hélèna raconte un village de Californie, un village de millionnaires dont Clinton était le maire. Les encres noires, le chat noir et le chat blanc. « Regarde comment elle s’amuse. » Le chat blanc, petit fantôme de farine sur la plage. Two cigarettes in the dark. Le monde défile. Imprégnation du noir. La nuit, l’unique nuit…

Tant d’amour dans les livres. Frédéric Léal nous a donné Le peigne-rose, un chacun. J’ai dit : « Non, Frédéric, un pour deux, nous sommes amoureux. Nous nous connaissons depuis 20 ans, 20 jours, 20 minutes… » L’Hôtel de la Plage donne une image de la vie qui nous fuit, la vie sauvage et naturelle comme dans un film de Tati, parapluies, tournesols, la vie du dimanche. Enfants, conversations au téléphone. Le seul truc, c’est qu’il faut baiser en silence, ça, si on ne veut pas avoir l’air de porn stars au petit-déjeuner. « Bien dormi ? » « On a un hôtel, ce qu’il y a, c’est qu’il faut faire le ménage tout le temps, balayer, passer la serpillière dans la salle du restaurant. » L’employé-patron au très petit cul, père de Lucas qui fait sauter son vélo et sert à table, le soir, très bien. Ce qui fait que… je me sens capable de le lui défoncer, son petit cul, le jeune père, dans un interstice, une faille spatio-temporelle de la journée que je consacre à Hélèna. « Un chien noir, maintenant. Ici, les animaux sont monochromes. » « – Ouais, c’est simple, y a les noirs et les blancs, comme aux échecs. » « Pas de taches, pas de rayures. » Lucas traîne devant l’hôtel, comme font les animaux, avec son vélo. « Mais, tu sais, il parlait à la plante. Il parlait au pot de fleurs, tout à l’heure. » « – Ah, ouais ? » « Oui, au pot de fleurs qu’est sur la table. Bon, moi, je comprends, je le fais aussi. »

Dimanche matin dans l’univers. Titre pour Avignon : Ma vie a changé. Pieds de gazelles des tables du restaurant. Hélèna s’est levée cette nuit et, quand elle est revenue, elle m’a trouvé – surpris – en train d’écrire. « C’était drôle de te trouver cette nuit en train d’écrire. » « C’est comme si t’écrivais dans tous les intervalles. » Résidus de nostalgie. « Je roule au pas pour garder la façade de crépi blanc visible le plus longtemps possible. » Je lis à Hélèna le diagnostic de Madame Bietri. « Elle s’isole, ressasse son passé, refuse de participer aux activités de groupe. » « – C’est comme moi, m’interrompt-elle. » « Si ! Tu acceptes de participer aux activités de groupe. » Je la tanne, Hélèna, depuis le début, avec mes fantasmes. Les amants roses. Hélèna me suggère d’aller lire « si tu veux » dans un endroit agréable, par exemple sur le banc. Est-ce qu’elle veut la chambre pour elle toute seule ? On n’est pas obligé de rendre la chambre à midi. Puis, finalement, comme on n’est pas obligé, elle se colle avec moi sur le banc. « Je me colle un peu parce que j’ai froid. » Je lis Frédéric Léal. Je me souviens de l’extrême sympathie qu’il nous a manifesté quand il nous a raccompagné dans la rue. Ce genre de moments, ça diffuse. Roucoulements de tourterelles. On est donc sur le banc face aux piquets de la culture ostréicole. Marée assez basse et, dans le coin de l’œil droit, le mirage du Pilat, le Sahara, l’Afrique violent. Le paysage plein. Cendre bleu, étain bleu. En face : Arcachon, avant, les parcs à huîtres (avec une pelleteuse au milieu de l’eau) et l’île avec les palmiers – et le Pilat dément la douceur. Hélèna lit les épreuves d’un roman traduit de l’américain sous le titre : Sauvages (originellement : Blue horse dreaming). L’Île aux Oiseaux. Je ne sais pas si je vais tenir encore longtemps dans ce frigo – sur le banc – gris bleu, avec mon petit polo rose clair, flamant rose. « Sans Frédéric Léal, t’aurais jamais pensé à allumer le convecteur tôt dans l’après-midi. », « Isabelle ou Marie, elle s’appelle, sa femme ? » « – Marie, c’est la femme de Guillaume. » « Alors, c’est Isabelle. » « En même temps, il peut y en avoir deux. » Je ne sens pas l’odeur de la mer, mais j’entends encore son bruit. Des piquets trois ou quatre fois la taille d’une homme. « On a fait la Bretagne, on a fait la Côte d’Azur. On a fait… (Inaudible.) Et puis, là… (Inaudible.) » « Lucas, tu ne fais pas sauter ton vélo ! » Les bateaux gris, colorés à la main, « veulent » aussi lire le livre de Frédéric Léal avant la pluie. J’ai enfilé plusieurs T-shirt, remis par-dessus le polo flamant rose et ramené à Hélèna le cachemire noir avec lequel je me suis branlé hier en arrivant, très doux, et le blouson de cuir blanc sale et je me suis remis avec elle sur le banc sale. « Et mon sac, tu sais ce que c’est ? » « – Non. » « C’est de la peau de camion. » « – Ça existe, ça ? » « C’est de la bâche qui a été récupérée de camions et ça (la lanière), c’est de la ceinture de sécurité. » « – Et la marque, c’est quoi ? » « C’est Freitag. Mais tout le monde porte ça, maintenant, mais, moi, je l’avais acheté à la Samaritaine avant que ça commence. » « Un vol de flamants, tel une myriade pourpre, se détachant sur un ciel d’Afrique, un spectacle inou… » Mon déguisement de flamant rose : acheté à Sitges, ville homo, genre Sodome et Gomorrhe. Hélèna lisait quelques lignes au-dessus de mon épaule : « Waouh, j’ai l’impression d’écrire pour les bébés, moi, à côté. » Livre jetable, les jeux d’épreuves. Trois hommes sur la plage qui se déplacent en trois, le père, le fils, et le fils du fils, très reliés, très semblables. Je menace Hélèna de les appeler pour qu’ils la baisent. « C’est quoi « des eaux alcalines » ? » Entièrement reliés, tout entier, ils avancent par trois, jamais séparés, leur fil jamais rompu, un ballet – comment montrer ça sur scène ? Moi, je saurais le faire...

Je lis l’histoire des flamants roses face au lac africain du bassin d’Arcachon. Tout d’un coup, vive clarté extra-terrestre sur la dune du Pilat qui, de Sahara, devient crayeuse, surnaturelle, tandis que l’avion passe (petit avion moteur). « Ce coucher de soleil opaque sur Nairobi, tamisé par les ailes des grands volatiles. » D’un côté, Venise grise, de l’autre – quoi, de l’autre ? De l’autre, la place que je quitte.

Dans mon dos, le dos, le banc, la plage verticale du Pilat. Trop « hallu », trop danger, trop froid, je retourne à la chambre, camaïeu bleu et rose. Vaccins de nuit. Un nouveau rond-point, de nouvelles résidences. Sourire + silence. On ne consulte pas une montre absente. Tandis qu’on lui prêtait des mœurs contrariés, le Prince essaimait une progéniture un peu partout sur la planète. Les palmes, les palmiers verts pendant la fenêtre – non, à travers – pas facile d’écrire quand Hélèna me parle – la fenêtre, donc, de la transparente – non, du transparent – rien ne va – Hôtel de la Plage (celui-ci est visiblement féminin) – ressemblent, au dehors – dehors comme dedans, vitres faibles, des gens dehors, des gens dedans, restaurant et terrasse, soleil dedans : électricité, gris : dehors – ressemblent, sont, pour moi, les "peignes roses" de Frédéric Léal.

L’Hôtel de la Plage, Boulevard de la Plage, en face le bassin.






Retrouver la ville. Les légères couleurs, les couleurs de travers. Du coin de l’œil, tout un monde de couleurs vivantes. Les mots rattachés aux couleurs. Éclats de vie, éclats des apparences. La vie : apparence d’une vie ailleurs. On sait que c’est faux, mais l’impression en est pourtant criante. Tant de jeu, tant d’espace, rien ne colle, pas de continu, tout est ouvert et pourtant plein, rien à ouvrir. Transparence du cœur. Une fois que vous avez le cœur, vous l’ouvrez, vous avez le monde. Au moins le monde tel qu'il se présente, dedans, dehors. Les palmiers roses du cœur d’Hélèna bercent mon cœur. Hélèna : « J’adore avoir des têtes de poisson dans mon assiette, c’est joli. » La dune du Pilat, maintenant, efface la côte boisée, un vide, un blanc, le néant à la place. Les saisons passent, lanterne magique. « Moi, je voudrais passer toute une saison ici. » De la « chick-lit ». Un temps très gris, très vert. Les pins en hiver, l’outrevert. Les couleurs rajoutées par l’homme sont harmonieuses. Cézanne peint et peint le vide entre les choses. Les troncs, les arbres. Les découpes. Petit et grand dans le lotissement. Le lotissement boisé. Gris bleu, gris mauve, gris vert, gris coloré, chaud, terni. D’en haut, on voit les toits du village : lacustre, dirait-on, à marée haute face à l’Île aux Oiseaux. Crachin sur les pins, la mer, les maisons du haut lotissement, les bateaux de pêche. Écrire dans les intervalles. « Mais comment peindre le bonheur, dit Stendhal, s’il ne laisse pas de souvenirs ? » Stendhal rime avec cristal (note du TGV). Tremblant d’un long voyage. « Tout l’art d’aimer se réduit, ce me semble, à dire exactement ce que le degré d’ivresse du moment comporte, c’est à dire, en d’autres termes, à écouter son âme. Il ne faut pas croire que cela soit si facile, un homme qui aime vraiment, quand son amie lui dit des choses qui le rendent heureux, n’a plus la force de parler. » Chevaux non terrestres. Viduité. Village et château. Brouillard. Mais, toi, tu es assis à ta fenêtre et tu le rêves quand vient le soir…










Yves-Noël Genod, 16 mars, 20 mars 2007.



Le livre de Frédéric Léal, Le peigne-rose vient de paraître aux Éditions de l’Attente.






II






NE VOUS INQUIÉTEZ PAS, IL FAIT ÇA TOUT LE TEMPS



1(16.03.07)

D’abord, je tente d’impressionner ma compagne de voyage en débitant pêle-mêle tous les mots compliqués que je connais : immarcescible, sémaphore, uchronie, futurotroc. Ma compagne de voyage est une blonde genre décoiffée, que l’étendue de mon vocabulaire, bizarrement, ne fait pas entrer en transe. Alors, je saisis son petit doigt dans ma bouche et, imaginant qu’il s’agit du micropénis de Hugh Grant, je lui donne un cours express de fellation. On ne sait jamais, je pourrais peut-être en bénéficier plus tard dans la journée, si je parviens à la convaincre, cette compagne de voyage qui s’avère être journaliste, de passer quelques heures avec moi.






2 (17.03.07)

Maintenant on est au bar du train, ma compagne de voyage et moi. Elle n’est pas que journaliste, elle écrit des livres aussi. Des nouvelles, des romans que je n’ai pas lus, mais ça semble important pour elle. Elle dit « hier j’ai déjeuné avec mon éditeur » et ça la met visiblement de bonne humeur, alors je la laisse parler tout en gardant un œil sur une autre fille, plus jeune, qui me fait penser à mon ex, Anne, je pense souvent à elle. Ma compagne de voyage continue de parler et moi de regarder l’autre fille, assez boutonneuse en vérité mais son mec me plaît bien aussi. Je ne sais pas si je l’ai déjà dit mais je m’intéresse aussi bien aux hommes qu’aux femmes, mais notez bien que je ne suis pas homosexuel, la preuve, jamais je ne mangerais de dessert aux pralines roses. Ma compagne de voyage me raconte quelque chose, je ne sais plus quoi, quand une petite bonne femme lui tombe dessus avant de s’écraser au sol en criant « mes fesses, mes fesses ». « Ne vous inquiétez pas, elle fait ça tout le temps » dit un type qui l’accompagne.






IL VOIT DES PLATANES PARTOUT



3 (18.03.07)

Je ne suis évidemment pas à Bordeaux pour ne rien faire, mais pour rencontrer des branchés et pour écrire une chronique mondaine. La blonde du train me suit partout, elle ne dit plus grand chose à présent. Non, elle n’est pas chiante. Ça va. On rencontre Alexia du TNT, habillée tout en doré, et puis Isabelle et ses lunettes en diamants. Les gens gagnent bien leur vie à Bordeaux. Mais moi, avec mon jean Dior, mon blouson de moto et mes énormes bagues, je fais sensation dans les rues. Un mec demande à la fille qui l’accompagne : « ça te plairait que je m’habille comme ça ? » et la fille éclate bêtement de rire, je ne sais pas pourquoi. Ensuite, on mange une glace. Mangue pour Alexia, chocolat amer pour moi et fraise Mara des Bois pour la blonde qui s’appelle, au fait, Hélèna Villovitch.






4

Les branchés et la vie mondaine, ça va un moment. Frédéric Léal m’indique un hôtel dans un village près du Cap Ferret, L’Herbe. Je décide d’y emmener la Villovitch, qui ne demande pas mieux : elle me suit partout depuis deux jours, de toute manière. On y va en bus et on parle de nos enfances respectives. Points communs : parents instituteurs, platanes dans la cour de l’école. Des platanes, justement, il y en a beaucoup sur notre trajet. Platanes à feuilles, platanes sans feuilles, platanes des îles, platanes des plages. À L’Herbe, on nous sert des huîtres, accompagnées de saucisses rabougries, je repense à cette histoire de Hugh Grant dont on m’a dit qu’il n’était pas favorisé par la nature, sexuellement parlant. Je mange aussi un aïoli de colin, quelques tartines et puis, je ne sais pas, je n’ai plus très faim, ça m’inquiète un peu.






FLAMANTS ROSES EN PROJECTION



5

Encore à L’Herbe avec la blonde. On écrit chacun dans son carnet. Moi : ma chronique mondaine des animaux de L’Herbe, 3 gros chiens couleur miel, un chat noir qui ronronne sur notre lit, un chat blanc sur la plage qui s’emmêle dans nos jambes. La blonde, comment elle s’appelle, déjà ? Ah oui, Hélèna, comme une jeune prostituée roumaine, bien qu’elle soit un peu trop âgée pour ce rôle. La blonde, donc, remarque que les animaux d’ici ont une très forte tendance à la monochromie. Manque plus que des flamants roses. Du coup, pour ce dernier dimanche, je porte mon polo Body Body assorti à la chambre n° 4, ses draps et ses huisseries, ainsi qu’aux volatiles sus-cités apparaissant parfois en surimpression, mais rarement à la bonne échelle*. Hélèna n’est pas partante, à priori, pour les activités de groupe incluant les ostréiculteurs, mais je compte bien la convaincre avant notre départ, dans quelques heures.

* car il s’agit de projections effectuées depuis le zoo de la Palmyre, à 100 km au moins de L’Herbe.






6

Il faut quitter l’Hôtel de la Plage, non sans avoir répondu aux questions de la blonde, Hélèna Machinchose, qui publie donc des livres aux Éditions de l’Olivier (on donnera la liste à la fin). Mes réponses : Je m’appelle Yves-Noël Genod, je pense prendre un pseudo un jour, peut-être, je ne sais pas quand. Oui, je veux bien la revoir et même revenir passer une semaine à l’Hôtel de la Plage en avril. Oui, elle aura le droit d’assister à mon one man show à Bordeaux en juin (au fait, je me disais que ce serait bien que tous les spectateurs soient nus, d’accord ?) Oui, elle pourra aussi m’accompagner à Bologne en avril et à Avignon cet été. Je réponds oui à tout. Elle me dit qu’il pleut à verse. Oui. Qu’on va rater le train pour Paris. Oui. Qu’il faut marcher plus vite. Oui. Qu’il faut courir. Oui. Oui. Oui. J’attrape son sac et j’essaie de la semer, mais elle grimpe derrière moi juste quand le train démarre. Elle me dit qu’elle m’aime. Qu’est-ce que je fais ?






Yves-Noël Genod



Hélèna Villovitch a publié : Je pense à toi tous les jours ; Pat, Dave & moi ; Petites soupes froides ; Dans la vraie vie.

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