Wednesday, March 26, 2008

Hamlet par Hélèna Villovitch

Hamlet par Hélèna Villovitch
(mais ce n’est pas la peine de le dire)


Alors il faut bien comprendre qu’il y a une sorte de dédoublement. C’est à dire deux spectacles, mais pas seulement deux. Il y en a eu un, à la Villette, qui n’était déjà pas un seul mais plusieurs.
Hamlet, c’est moi. Et Hamlet, c’est aussi eux, chacun d’entre eux.
Yvonnick. Son sexe énorme. Ça y est, je commence à dire des choses affreuses. Ses couilles monstrueuses. Mais enfin, je ne parle pas comme ça, si ? Sa vessie…
Yvonnick, pour moi, c’est une découverte. Il joue dans une pièce qui s’appelle Tout baigne. Je n’ai jamais vu quelqu’un pisser aussi longtemps. Lui même, une fois qu’il a eu terminé, a dit « I thought it would never end ». Il parle anglais, et aussi espagnol. Il joue de la guitare. Ce type est très doué, et surtout monté comme un âne, d’où grand succès avec les filles. Et sa vessie, donc, d’une contenance extraordinaire. Ce type pisse pendant un quart d’heure. Des litres de pisse dans une bassine percée, et tous les autres marchaient dans sa pisse pendant le reste du spectacle.
Julien Gallée-Ferré. Je savais depuis le début qu’il serait là. Il fait partie de mon boys band, les Saint-Augustin. Pour Hamlet, je lui ai acheté un chapeau haut de forme, et puis je lui ai dit de se foutre à poil et de monter sur une chaise. C’est comme ça que je parle aux acteurs, parfois. Évidemment, ça ne leur suffit pas. Il faut aussi les écouter, les regarder, leur dire qu’ils sont merveilleux et c’est parfois vrai. « Londres, 1924. » C’est très beau quand Julien arrive dans la pénombre. Tout à coup, on y est. « Londres, 1924. » En plus de danser, Julien peut dire n’importe quel texte, comme ça, et on dirait du Shakespeare. Alors il dit du Christophe. Les mots bleus.
Lauriane. Merveilleuse Lauriane. La biscotte, vous connaissez ? Un jour, mon assistant, Damien, un assistant épatant, qui est également chercheur à la Comédie Française, un garçon très, très élégant, qui a préféré refuser un rôle que de jouer dans une pièce qui s’appelle Les homos préfèrent les blondes, me parle de cette comédienne, il me demande si je veux la voir. Alors moi, oui, bien sûr, je veux la voir, je veux voir tout le monde. Lauriane arrive avec une valise remplie de vêtements et des répliques fabuleuses. « J’ai tout décoré moi-même, personnellement. » Étonnant comme ça colle bien, justement, avec ce décor constitué de tas de vieux trucs magnifiques, de déchets majestueux. Elle passe les vêtements les uns après les autres, ses chaussures de frustrée, son maillot de bains deux-pièces, sa robe pour jouer La biscotte. Parce que Lauriane, donc, elle joue La biscotte. C’est une pièce de boulevard, avec un canapé au milieu de la scène, comme dans la pièce de Yasmina Reza, qui est une pièce de boulevard aussi, mais chic. Lauriane fait tout ça dès le premier jour, et je lui demande de le refaire les autres soirs.
Marlène. Marlène Saldana. Une jeune actrice qui a fait beaucoup de chemin depuis que je l’ai découverte. J’ai écrit quelques mots remarquables sur elle, pour Avignon, l’été dernier. Qu’est-ce que c’était, déjà ? Ah, oui. « Bestiale et poétique. » Très joli. Très inspirante, Marlène. Très inspirée, pour cette pièce, par La planète des singes. Si Hamlet menace à chaque instant de glisser vers La planète des singes, c’est grâce à elle.
Thomas Scimeca. Génial. Capable de jouer à la fois le cheval et son cavalier. Parfaitement schizophrène. Capable de péter sur scène et de se taper sur les fesses en engueulant le cheval. Très doué avec les masques, également.
Frédéric Gustaed. Un talent fou. Il reste pendant un très long moment à regarder une petite image collée sur le mur. Il tient une petite bouteille d’eau en plastique à la main. Il fume une cigarette, la fumée s’élève, cache son visage. C’est très beau.
Jonathan Capdevielle. Il n’était pas à la Villette mais nous manquait. Jonathan est cet enfant, cet ange, ce garçon, cette fille blonde, cette Madonna, cet Antony sans les Johnsons.
Guillaume Allardi. Les mots me manquent.
Un soir, pendant la représentation, l’alarme se déclenche, un quart d’heure après le début. Un boucan affreux. On attend que les gens de la sécurité arrêtent ça, mais non. Personne ne bouge. Ça continue encore pendant de longues minutes. C’était affreux. Une expérience terrifiante.
La nuit, je restais éveillé des heures, seul dans le noir, les bras en croix. Ou alors, dans la position du fœtus, collé à Hélèna, je transpirais, je grinçais des dents, je gémissais, je lui répétais « Je suis terrifié. », et « C’est un métier terrible. » Ça ne la dérangeait pas du tout, parce qu’elle dormait avec des boules Quies, et de toute façon à ce moment-là elle pensait uniquement au roman qu’elle était en train d’écrire.
Une fois, elle a voulu venir travailler avec nous, dans la Halle aux Cuirs. Il y avait une salle où on pouvait se faire du thé, du café, se changer. On aurait pu, même, prendre une douche, pas dans cette salle-là, à côté, dans la salle de bains, s’il y avait eu des serviettes. Mais les serviettes, ils les ont apportées seulement le dernier jour. Hélèna a pensé qu’elle pourrait écrire, là dans cette salle sur la porte de laquelle on avait collé un papier indiquant « Espace de convivialité ». Elle a apporté son ordinateur, elle s’est installée pour écrire un chapitre de son roman.
C’était bien, cette idée, de travailler à proximité, sous le même toit. Elle a tapé sur son ordinateur, à sa manière, un doigt après l’autre, lentement et bruyamment. Enfin, j’imagine. Quand on est revenus de répétition, elle a rangé ses affaires, elle est partie. Je pensais qu’elle reviendrait, qu’elle ferait de cette pièce un bureau provisoire. Mais non, c’était pas possible pour elle, comme lieu de travail. Ces néons, ce sol en linoléum brûlé par des mégots de cigarettes, ces murs recouverts d’une espèce de vomi synthétique, ce bruit de soufflerie, c’était trop moche, elle pouvait pas. Nous, on a travaillé là un mois. Plus, même.
Bien sûr, tout ça, les spectateurs ne le savaient pas. Mais ce qu’ils ont vu, c’était un spectacle difficile, et les circonstances n’y étaient pas pour rien.
Dans le décor, il y avait des vêtements, des chaises, des bijoux, une tortue empaillée, oh, comme je déteste les listes et les énumérations, mais bon il y avait des paires de chaussures, des pulls, des pelotes de laine, des paillettes, des lampes, des livres, des disques, un électrophone, des trucs que j’apportais jour après jour de chez moi ou de chez Hélèna ou que je trouvais dans la rue ou dans les terrains vagues à côté de la Halle aux Cuirs. Il y avait des récipients de toute sorte, des emballages, une bouteille thermos, une grande glacière dans laquelle Yvonnick pouvait entrer tout entier, et c’est ce qu’il a fait ! Des bidons oranges, superbes, tous les jours j’en trouvais deux sur le chemin, et un jour j’ai compris ce que c’était, c’était des bidons d’une espèce de carburant que les putes qui étaient là, dans la caravane, pas loin, presque sur le périph, utilisaient pour faire fonctionner leur appareil de chauffage, les pauvres.
Chez nous non plus il ne faisait pas chaud, y avait pas moyen de mettre le chauffage dans la salle parce que ça faisait trop de bruit, on ne s’entendait plus.
Un jour, j’arrive, il y avait des techniciens qui avaient commencé à ranger la salle. C’est à dire qu’ils étaient en train de démolir mon décor. Si j’étais arrivé quelques heures plus tard, il n’y avait plus rien. Je ne sais pas ce qu’ils avaient vu. Un tas de détritus, peut-être. Mais c’était mon décor. Une merveille, une œuvre d’art.
On en reparlait au marché du dimanche, où on achète toujours des trucs chez les Portugais qui vendent du poulet écrasé, de la salade de poulpe, des petits sachets de petites figues roulées dans la farine, très chères mais très bonnes. L’autre dimanche, je fais tomber ma monnaie par terre, alors un type qui passe près de nous lâche l’inévitable « Ça pousse pas, hein ! » et, de là, on commence à discuter de la situation économique en Europe, et de fil en aiguille on parle du Portugal avec les gens qui tiennent le stand. Tout à coup, c’est dingue, leur visages s’éclairent, ils sourient magnifiquement, cette fille et ce mec deviennent extrêmement séduisants, voire sexuellement désirables, alors qu’une minute avant, pas du tout. Hélèna me glisse : « T’as vu comme ils sont beaux ? Et jeunes ? On devrait aller en vacances au Portugal avec eux ! »
Et moi je lui dis : « Ouais, tu vois, c’est normal, ils sont beaux parce qu’ils évoquent une chose qui leur tient à cœur. Au théâtre on dirait qu’ils sont habités, voilà, c’est ça, être habité. » Bien sûr, je lui dis mieux que ça, beaucoup mieux, mais on ne peut pas noter tout au moment où on le dit, ou avoir un magnéto, ça prendrait trop de temps de tout retranscrire, et puis il faudrait du temps, pour ça, il faudrait en fait avoir une deuxième vie pour écrire ce qui se passe dans la première. Et peut-être qu’il se passerait encore des choses pendant qu’on écrit, faudrait encore être perché sur sa propre épaule, commenter les commentaires. Une troisième vie, une quatrième. C’est trop dur, ce métier.
Quand je dis ça, quand je parle comme ça de ce métier, Hélèna me fait remarquer que percer le trottoir avec un marteau-piqueur aussi, c’est dur. Ou faire le ménage, ou conduire le métro. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais fait.
Pendant les répétitions, c’était la grève. On était pris en otage, c’est comme ça que disaient les usagers, par les types qui bossent à la RATP. Il faut se représenter les circonstances. Je passais mon temps à remonter des vélibs jusqu’à La Chapelle, mais chaque fois que je voulais en prendre un pour aller travailler, il n’y en avait plus. Ou alors des vélos crevés, des vélos sans selle, des vélos avec la chaîne cassée. Il y avait une rumeur : les gens cassaient exprès les chaînes des vélibs, le soir, pour les retrouver le lendemain matin et les réparer eux-mêmes. Je me disais que je devrais faire la même chose. J’y ai pensé, vraiment, sérieusement.


HV, 20 mars 2008
(mais ce n’est pas non plus la peine de le dire)

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