Wednesday, January 27, 2010

La page 310

Texte partitionnel d'une perfomance représentée les 25 et 26 janvier 2010 au théâtre de Vanves dans le cadre d'une longue soirée intitulée "Montre-moi (ta) Pina". Cette partition pour un comédien peut donc être jouée par n'importe qui et dans n'importe quelle circonstance - de plus : n'importe comment, en partie ou en totalité - ou augmentée de n'importe quoi - et bien entendu sans aucun droit à payer - la notion d'"auteur" et, a fortiori, de "droit d'auteur" étant, pour l'auteur, fort douteuse (et c'est ce qu'exprime la performance). Sa transcription a été demandée par Garance Dor pour le premier numéro de sa revue (nom de la revue : ...). En note, une citation rare de Marguerite Duras.



Un comédien entre par l'avant-scène à jardin.
Il est vêtu d'un très beau smoking noir à paillette Hedi Slimane pour Dior, d'une chemise à lavalière, le tout d'ailleurs exactement repris de l'un des costumes féminins d'un Columbo des années soixante-dix.
Il n'a pas de chaussures assorties, il est en chaussettes et crocs noires, les cheveux décolorés blonds, longs, les yeux maquillés au khôl. C'est "Yves-Noël Genod". Il se dirige vers le bord jardin du plateau pour saisir et ajuster un micro avec son pied. Il place l'ensemble au milieu et commence à s'adresser au public. Il parle au début timidement - un peu à la manière de Pina Bausch, fera remarquer un spectateur -, dans sa barbe, et usera ensuite de toute la variété rhétorique des registres. Une fois le contact établi, c'est à dire une fois que tout est dit, il parle.



"Je suis l'homme du milieu. Ça veut dire qu'après moi, il y en a autant qu'avant moi. (Rires - terreur, certains regardant leur montre. Le spectacle pourrait s'arrêter là. Temps.) Enfin, pas tout à fait au milieu parce que - à cause d'un petit incident - hier, il y a eu un petit cafouillage, une petite embrouille. Guesh Patti - oui, dans la soirée, y a Guesh Patti - comme people... - je passais normalement juste avant Guesh Patti, mais Guesh Patti a pensé que ça n'allait pas, que ce qu'elle faisait était dans un autre registre, je ne sais pas, que je lui préparais mal son entrée, que je lui faisais de l'ombre, en quelque sorte - bref, que je ne pouvais pas assurer sa première partie, c'était clair et net ! Il y a eu des tractations tout l'après-midi, on m'a raconté, j'étais pas là, disons, au résultat, qu'on a juste interverti deux passages, bon, donc presque au milieu... (Il change soudain, lui aussi, de registre.) Pina, elle est morte, elle est morte, on va pas en faire un fromage ! (Rires.) Non, moi, si je suis là, c'est pour José. (Rires.) Moi, la soirée, je ne la comprends réellement que comme un hommage à José Alfarroba, c'est comme ça que je la prends, l'homme qui dirige si merveilleusement ce théâtre.

(Version de la première soirée.)

D'ailleurs, il est là, le maire du village ? (Rires. Le comédien fait mine de chercher parmi le public.) Il est là ? Je ne vous vois pas, vous êtes dans le noir... Bon, s'il n'est pas là, quelqu'un lui rapportera : Il ne faut pas diminuer les subventions du théâtre de Vanves, ah, non ! C'est le théâtre de banlieue qui marche le mieux ! Ce théâtre, c'est le théâtre de la Ville de Vanves, ce serait comme si Paris... Enfin, ce serait pour Vanves comme se tirer une balle dans le pied...

(Version de la seconde soirée.)

Enfin, je ne vais pas développer sur José puisque Monsieur... (Le comédien cherche réellement à ne pas faire la contrepèterie très drôle qu'on lui a soufflée en coulisse ("chaud du god"), mais qui licencierait illico José Alfarroba.) ...Gauducheau a si bien fait son éloge en début de soirée... Ah, si, une chose qu'a dite Monsieur Gauducheau... (Le comédien reprend, en imitant, une partie du discours du maire de Vanves.) "Nous encore, maire, élus, directeur de théâtre... - on a d'l'argent ! (Comme se tournant vers José Alfarroba.) - jamais autant qu'on veut, mais enfin... - y a des budgets à dépenser ! Mais, les artistes, ils ont rien !" Eh bien, je dois dire : pour moi, c'est pas vrai ! Enfin, c'est peut-être vrai pour Guesh Patti, je ne sais pas, peut-être qu'elle, elle n'a rien, mais, moi, si je suis ici, ce serait plutôt, au contraire, justement parce que j'ai un budget à dépenser ! (Rires.) Si je vous disais le prix de ce que j'porte sur l'dos... C'est indécent.

(Retour à la version commune aux deux soirées.)

Alors, bon, José - qui a toute ma confiance et réciproquement (Rires.) -, je n'sais pas ce qu'il s'est passé, il m'a laissé une suite de messages affolés... "Qu'est -ce que tu vas faire ? Qu'est-ce que tu vas faire ? Qu'est-ce que tu vas faire ?" (Jeu : de plus en plus en panique.) Je pensais que ma simple présence suffisait. (Rires.) Moi, quand j'engage Jeanne Balibar, je ne lui demande pas, en plus, de faire quelque chose ! (Rires.) Alors, samedi après-midi, je... Oh, un samedi après-midi de hasard, il n'avait rien de particulier, ce samedi, je suis entré dans une librairie au hasard (La librairie de Paris) dans un quartier où je me trouvais tout à fait par hasard (Place de Clichy, sur la ligne 13), ce quartier lui-même pris dans le hasard d'une grande capitale européenne indécise et hasardeuse (Paris) et, dans cette librairie, j'ai ouvert un livre au hasard trouvé sur la table des nouveautés et je me suis dit que j'allais vous lire la page qui apparaissait et c'est donc cette page que je vais vous lire. (Le comédien va chercher, à jardin, un grand éventail chinois avec lequel il jouera pendant toute la durée restante et revient près du micro.) Non, mais c'est pas ça que je devais chercher ! (Le comédien retourne à jardin et ramène, cette fois, un livre neuf et blanc (il s'agit de Rapport de police de Marie Darrieussecq, édition POL, mais il ne le dit pas. Il le feuillette.) Maintenant il faut que je la retrouve... (Rires.) Vous savez, je fais partie de ces gens qui pensent que tout est dans tout... Alors n'importe quelle page, n'importe quelle phrase correspondraient. C'est la page 310. (Bascule de lumière. La lumière nouvelle, très belle, mais latérale, n'éclaire pas le livre de manière pratique ; le comédien joue de cette difficulté de lecture et doit placer le livre dans une position un peu particulière.) "L'écriture... Alors, vous transposez aisément, n'est-ce pas ? Ça parle d'écriture parce que c'est le sujet du livre, mais on pourrait aussi bien dire la "danse" ou la "création" en général, bien entendu... "L'écriture, c'est l'inconnu de soi", dit Duras dans Ecrire. "C'est une sorte de faculté qu'on a à côté de sa personne, parallèlement à elle-même, d'une autre personne qui apparaît et qui avance, invisible, douée de pensée, de colère, et qui quelquefois, de son propre fait, est en danger d'en perdre la vie." (Jeu dramatique sur "perdre la vie". Silence. Reprise.) Chercher en soi l'inconnu, c'est s'autoriser à être auteur, en congédiant le Moi. (Mot très souligné.) A ce point-là du monde - à ce point-là du monde ! - dans l'absence à soi-même, "l'on dit et on écrit ce qu'on ne sait pas", - selon Jeanne Guyon (qui en parlait en termes mystiques). - Bataille nommait "expérience intérieure" ces moments de passage et d'extase. - (Entre chaque phrase, le comédien, s'assure que le public suit, intègre l'immensité de ce qui est énoncé.) Expérience de l'espace plus que du temps, peut-être. (Le "peut-être" est exprimé dans le sens de la perdition et la relativité de tout, c'est à dire de la continuité spatio-temporelle.) Expérience transmissible par l'écriture, et qui ne peut être volée. Oui, parce que - on s'en fout, mais le sujet du livre en son entier, c'est le plagiat, c'est sur le plagiat. C'est pour ça que l'auteur dit "volée", "qui ne peut être volée". (Temps.) Alors, voyez, nous n'en sommes qu'au milieu de la page et voyez déjà tout ce qui s'est dit ! C'est à se demander si c'est la peine de lire les livres en entier parce que vraiment... Je ne pense pas que ce soit la peine... Je continue. "Je porte en moi un signe de béance", disait aussi Mandelstam. Ça, c'est drôle d'écrire "disait aussi Mandelstam" parce que Mandelstam s'appelait Ossip, justement... "disait Ossip Mandelstam"... Au cœur de l'écriture il y a un axe vide, où le monde s'engouffre. ("S'engouffre" : très dramatique.) Trouver le passage vers cette absence qui donne accès à des mondes (Souligner "des".) : c'est ainsi que je conçois le fait d'écrire. (Et viennent les phrases centrales les plus importantes.) Il y a immensément à connaître dans le vide, qui n'est ni le néant ni la mort. A cet endroit-là, il n'y a personne. Se nommer à la place de ce vide, c'est ridicule. On peut au contraire en accepter le vertige, sans nom, sans prière, sans sacre. Il y aurait beaucoup à dire sur cette phrase, "sans prière, sans sacre..." (Ton plus bas qui évoque toutes ces choses*.) Mais, comme on a peu de temps, je voudrais juste relever ce mot : "vertige" car il rappelle Mallarmé : "...la lucide et seigneuriale aigrette / de vertige / au front invisible / scintille / puis ombrage / une stature mignonne ténébreuse debout / en sa torsion de sirène... On dirait d'ailleurs un portrait de celle qui vous occupe l'esprit ce soir. (Il fait exister Pina Bausch, comme le personnage, un peu, qu'elle interprétait dans le film de Fellini.) ...la lucide et seigneuriale aigrette / de vertige / au front invisible / scintille / puis ombrage / une stature mignonne ténébreuse debout / en sa torsion de sirène... (Temps, résonance.) Et se transformer en chambre d'échos et de métamorphoses. (Temps.) Si vous ne le croyez pas, venez me voir ! Si vous ne le croyez pas, venez me voir !... Ça, c'est le début d'une nouvelle citation, mais que je reprends à mon compte : Si vous ne le croyez pas, venez me voir ici-même, dans un mois et demi, où je vais jouer un spectacle (Rires.) intitulé Hamlet, le 8 mars, et ensuite, trois semaines après (dans deux mois donc), le 27 mars, un autre spectacle intitulé : C'est pas pour les cochons ! (Temps.) Donc, je reprends la citation (Il lit.) : "Si vous ne le croyez pas, venez me voir ; vous contrôlerez, par votre propre expérience ("Votre propre expérience" : très souligné.), non pas la vraisemblance, mais, en outre, la vérité ("Vérité" : très souligné.) même de mon assertion. (Plus mélodique :) Combien de fois, depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne me suis-je pas mêlé à des troupeaux de pourceaux (Très souligné.), pour reprendre, comme un droit, ma métamorphose détruite !" (Lautréamont, Chant 4, strophe 6). (Court silence.) Bon, alors maintenant , s'il nous reste quelques secondes, peut-être qu'on peut mettre un peu d'musique. (S'adressant à la régie.) Tiens, passe donc "Etienne, Etienne" ! (Rires.) Non, non, finalement, mets plutôt le Xenakis ! (Début, diffusé très fort, de Jonchaies de Yannis Xenakis enregistrée avec l'orchestre du Luxembourg. Le Comédien dégage le micro à jardin et revient vers le public en dansant ad libitum avec son éventail... Le comédien sort à l'avant scène côté cour.) (Applaudissements. La musique s'efface.)



* "J’ai quand même raconté l’histoire. Hein, Yann, je crois que j’ai raconté l’histoire aux comédiens. Et j’ai parlé du caractère, de la nature, plutôt, d’Ernesto. Parce qu’il ne peut pas arriver au personnage, Ernesto ; il est trop vaste. Il est nommé, parce que c’est pratique. Ça m’émeut beaucoup, ce que je dis, parce que c’est ce que je pense de lui, ça. On le nomme, parce que c’est pratique, mais à tous les noms dont on le chargerait, il répondrait. Il ne sait pas qu’il s’appelle comme ça. Il ne faut pas, il ne faut pas dire le mot, mais c’est l’être humain, avec Yves-Noël, peut-être, qui est le plus proche de la sainteté, que j’ai jamais rencontré. Une sainteté aride, complètement solitaire, et probablement sans lectures, sans rites, sans messe, uniquement accompagnée de solitude, et d’une solitude terne. Voilà. Mais je crois que si on arrivait à dire des phrases comme ça, ça serait aussi fort que de nommer. Plus fort, je dois dire. Vous n’êtes pas convaincus ?" (Marguerite Duras.)






Yves-Noël Genod, le dispariteur, pour Garance Dor

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