Wednesday, July 20, 2011

Joëlle Gayot. Novembre 2010

Yves-Noël Genod à part entière



Tous mes spectacles sont bons à mes yeux (sauf un ou deux) car ils justifient le moment où ils ont été créés. On pourrait inaugurer un papier sur Yves-Noël Genod, auteur, acteur, metteur en scène, chorégraphe, danseur, performer, par ces quelques lignes issues du blog que l’artiste tient avec assiduité sur internet et ce depuis, semble-t-il, septembre 2006, si l’on en croit la date de ses premières manifestations sur la toile. Pour vérifier, une adresse : http://ledispariteur.blogspot.com.

Ce serait sans doute la meilleure façon de dresser les lignes de fuite de l’article que vous avez sous les yeux actuellement, article sollicité pour la revue Contre Attaques par son rédacteur en chef, Alain Jugnon, via un mail ainsi rédigé le 5 octobre 2010 :

« Chère Joëlle Gayot

Je désire vous proposer d'écrire pour ma revue
Contre-attaques. Yves-Noël Genod ne pourra écrire un texte adéquat pour le prochain volume : nous avons tenté un échange qui a amené un montage de réponses à ma question sur le théâtre comme action politique directe mais ce que cela donne, par rapport aux autres textes (politiques, philosophiques) ne convient pas réellement (le volume est consacré à un quatuor d'écrivains : Jean-Marc Rouillan, Pierre Goldman, Henri Lefebvre et Daniel Bensaïd - vous trouverez sur le site des éditions Al Dante une présentation de la revue) et je désirerais donc un apport du côté du théâtre contemporain sur la question de l'action politique radicale d'où mon idée de solliciter Genod. Voilà ma demande : seriez-vous d'accord pour écrire un texte, même court, en tant que critique sur le travail aujourd'hui de Genod, sur votre expérience du « théâtre » selon Genod... et sur le « théâtre action » en général (je ne sais comment nommer ce théâtre...) ? Si vous êtes d'accord ce texte pourrait me parvenir début novembre.
Bien à vous
Alain Jugnon
»

Une telle perspective (faire que convergent au sein d’une même revue les noms des Rouillan, Goldman, Lefebvre, Bensaïd et celui de Genod dans les termes posés par A. Jugnon) engageait d’emblée à dépasser la simple critique théâtrale pour s’aventurer du côté beaucoup plus périlleux de l’art mêlé au « politique », ce dernier aspect de la question étant lui-même étroitement imbriqué aux conditions de production actuelles des spectacles en France.

Etat des lieux

Pour créer aujourd’hui, il faut opérer un véritable parcours du combattant. Obtenir les grâces de l’Etat qui conventionne l’artiste en l’admettant dans le giron des compagnies subventionnées, convaincre les institutions qui financeront le projet de création, réunir le quota nécessaire de producteurs qui, à plusieurs, vont permettre au travail d’advenir puisque, en raison des restrictions budgétaires imposées par le gouvernement Sarkozy, les directeurs de lieux n’ont plus les moyens, seuls chacun dans leur coin, de soutenir la naissance d’un spectacle. Ils doivent se fédérer et faire bourse commune.
Mettre le pied dans ce circuit (qui, depuis les centres dramatiques nationaux essaimés sur tout le territoire jusqu’aux scènes de Paris et sa proche banlieue en passant par les théâtres nationaux, est seul capable d’assurer à l’artiste les moyens de sa survie et de son activité), a ses revers. Les rouages y sont impitoyables et broient littéralement l’inventivité, l’audace et l’impertinence. Car, si un spectacle, pour voir le jour, doit effectivement cumuler les soutiens monétaires, cela implique qu’il plaise au plus grand nombre des producteurs financeurs. C’est comme ça que l’on arrive à ces compromis esthétiques mous, ces représentations consensuelles, ces spectacles interchangeables, sans personnalité, sans prise de risque, où il s’agit surtout de ne choquer personne et de séduire tout le monde. L’économie tue la créativité et le théâtre français est en train d’en crever.

L’exception Genod

Yves-Noël Genod, non pas seul entre tous, mais membre à part entière des exceptions qui ne confirment pas les règles, échappe à cette marche forcée vers le clonage théâtral. Pas de raison de faire de lui un exemple, il ne se veut pas exemplaire, il ne l’est certes pas. Mais tout de même : A l’aise dans le système, il semble surfer sur les écueils quand d’autres s’y cassent les dents. On le trouve dans les théâtres nationaux comme on le croise dans les sphères alternatives. Son art n’est pas un copier-coller de celui des voisins. Sa fantaisie parait intacte. Il peut créer plusieurs fois au cours d’une même saison, avec ou sans argent. A lui tout seul, il semble être la preuve incarnée qu’une autre façon de procéder existe, qu’une autre façon d’être-au-théâtre peut advenir. Pour autant, est-il véritablement celui par qui naît une nouvelle forme de « théâtre action », pour reprendre la formule hésitante de Jugnon ? Un nouveau messie qui conjuguerait le geste poétique à l’outrage critique infligé à cette société atterrante que nous avons bâtie ? Faut-il voir en Genod un leader qui, sans dévoyer son art, sèmerait la zizanie dans les processus économiques et politiques actuels, perturbant de l’intérieur la machine à jouer en démontrant, par son action, que l’on peut être artiste sans être aucunement ni encarté ni atone ?

Genod-Artaud

Retour à l’origine de ce papier. Une conversation avec Alain Jugnon nous réunit à France Culture autour d’Antonin Artaud. Pour Jugnon, l’hypothèse est la suivante : Genod n’est pas que Genod. Il est Artaud en plus d’être Genod. Légitime héritier du génie de l’auteur du Théâtre et son double, de Van Gogh ou le suicidé de la société, des Ecrits de Rodez et encore de Pour en finir avec le Jugement de dieu, autant d’opus fulgurants où l’on voit apparaître la figure d’un type à vif, pénétrant l’existence sans nuance, l’art brandi en poing levé, puisque l’art est la seule possibilité de la vivre, cette existence. De la vivre, c’est à dire de la bousculer de toutes parts, de la secouer, de la contester et, in fine, de la célébrer. Bref, une vie consumée, voire overdosée, que le théâtre est venu étayer, et de même, à l’inverse, un théâtre que la vie n’a cessé d’oxygéner. Artaud, un cas à part dans les annales du 20ème siècle, funambule titubant sur une corde raide tendue entre effroi et lumière, les yeux grands ouverts sur la brutalité des êtres, du néant, de l’infini. Pour le dire vite.

Au jeu des comparaisons, on pourrait souligner quelques similitudes entre Artaud et Genod pour prolonger le postulat d’Alain Jugnon. Questions d’apparence tout d’abord. La silhouette écorchée d’Antonin. Le look dégingandé, les cheveux peroxydés d’Yves-Noël. Pas grand chose mais, dans les deux cas, un physique qui réfute le banal et sait se faire remarquer. On pourrait poursuivre par cette qualité du décalage qui caractérise l’un et l’autre. Une façon résolue chez Artaud de n’être assimilable à personne. La manière plus subtile de Genod de ne ressembler qu’à lui-même. Et puis, encore et surtout, la prise de parole en toutes circonstances. Eruptive, ingérable, quasi sauvage. Offensive, offensante chez Artaud. Malicieuse, insolente chez Genod.

Pour autant, Genod n’est pas Artaud. Il est Yves-Noël Genod, être de chair et personnage fictif, s’annonçant et s’énonçant ainsi dès son premier projet personnel (En attendant Genod), né il y a environ 40 ans, dans cette société du spectacle captée par Guy Debord, dont il sait faire le meilleur usage. Celui du contrepied que seule une grande aptitude à l’ironie, exercée non en tant que posture mais en véritable mode de vie, permet d’afficher. Genod est un homme qui sourit beaucoup. On le voit dans les gradins, là où il est joué, veste argentée sur les épaules, toque colorée sur la tête, il est le premier spectateur de son travail, on ne peut pas le rater, il se fait connaître et sourit. Ainsi narguée par cette petite moue où se lit une distance mêlée d’affection, l’étroite communauté des arts que représente le théâtre du 21ème siècle, se retrouve aussi perturbée qu’étaient les surréalistes en leur temps, Breton en tête, lorsqu’Artaud, à l’issue d’une représentation fragmentaire de Partage de Midi, lançait à la gueule du public : « Paul Claudel, ambassadeur et traitre infâme »…

Pas d’insultes chez Genod, pas d’invectives, pas de cris ni de hurlements, pas de vociférations à la Artaud, pas de propulsion dans l’espace théâtral à la manière d’un kamikaze. Là s’arrête donc la comparaison. L’adresse à l’autre se fait en douceur sur les plateaux de Genod. On y constate une propension récurrente, souterraine, à déplacer les lignes des normes en vigueur, du dedans, là où ses contemporains se croient le plus à l’abri des détournements de sens et des retournements de situation. Reste à savoir si ce qui ressemble parfois à un geste subversif est conscientisé ou non. Si l’intention de Genod est de brouiller les règles du jeu. S’il est là, en clair, pour déstabiliser volontairement l’équilibre d’un fonctionnement politique et économique solidement ancré dans les pratiques théâtrales depuis les décentralisations opérées par Malraux et les largesses socialistes prodiguées par Jack Lang.

Pour en finir avec le ThéAtre

Genod, signataire d’un spectacle intitulé Pour en finir avec Claude Régy (sic) est passé par les mains de deux artistes eux-mêmes francs-tireurs de la scène française : Claude Régy et François Tanguy, deux solitaires qui sont, contrairement à beaucoup de leurs pairs, toujours en recherche, à côté des rails, là où nul ne peut les embrigader. Intranquilles, définitivement. Est-ce de ces deux artistes qu’Yves-Noël a gardé le goût de l’indépendance, l’inquiétant talent et la faculté de jaillir là où on ne l’attend pas ?

Sans doute. Mais peut-être ne doit-il qu’à lui-même cette capacité étonnante d’apparition qui le caractérise. Il se produit régulièrement sur des scènes financièrement peu dotées, type Ménagerie de Verre à Paris, Montevideo à Marseille, Théâtre de Vanves, dans des festivals atypiques (Actoral, Etrange Cargo, Ardanthé) ou toutes sortes de lieux inédits : Parc du château de Versailles, Domaine de Chamarande. Parallèlement, il ne refuse en aucun cas de se rendre dans le saint des saints, au cœur des plus prestigieuses institutions qui maillent le réseau théâtral français (Théâtre National de Chaillot, Festival d’Avignon In, CDN Théâtre de Gennevilliers). Résultat de ces slaloms décomplexés : Genod est partout à la fois, et il est là tout le temps. En quelques années, depuis environ 2003, il a conçu et proposé plus de 30 spectacles.

« Spectacle » : un terme sur lequel il faudrait s’arrêter une seconde tant il est contestable en ce qui le concerne. Car, si l’on parle ici d’esthétique, les représentations signées Yves-Noël sont inassimilables à un quelconque registre rigide et prédéterminé. A la fois théâtrales et chorégraphiques, évidemment performatives, elles échappent aux grilles de lecture actuellement en vigueur qui déterminent le genre – et pourquoi pas bientôt le sexe ! – d’un spectacle. J’en veux pour preuve les sigles récurrents qui ponctuent le programme du Festival d’Avignon, page à page, et nous disent clairement, au cas où cela nous aurait échappé, ce dans quoi nous nous aventurons.

Passer outre l’attendu

Chez Genod, tous les sigles s’avèrent nécessaires mais aucun ne fonctionne à la lettre. Son travail s’inscrit dans un ailleurs. Un hors champ du dicible. Il passe principalement par le corps des acteurs et se fabrique à partir de lui, s’élabore sur un mode rêveur et s’édifie sur des ruines fragiles. Plateaux dévastés mais pas forcément trash, acteurs souvent nus au physique parfois incongrus, silhouettes reconnaissables entre mille. On n’est pas dans le joli et la bienséance. On est dans l’entrechoquement des corps, le choc de l’amitié, le métissage charnel, l’emprunt au réel et le goût du factice. Un continuum de paradoxes permanents qui donne au plateau de Genod ses allures de foire fellinienne. Marlène Salada, Thomas Scimeca, Kate Moran, Jeanne Balibar, Jonathan Capdevielle y cohabitent avec des enfants, des chiens, des dindons. Ce qu’a en commun cette communauté humaine : une capacité à passer outre l’attendu, à se désaper et s’exhiber, se surexposer et se dissimuler, à danser, chanter et chuchoter, s’embrasser, lire et divaguer, rester immobiles et se taire, crier. Bref, une extrême présence à soi, à l’autre, à nous, au spectateur.

« Souvenez vous que vous allez mourir et quand vous dansez, faites le comme si votre cœur vivant était accroché sur le mur » : on entendait cette phrase de Martha Graham, la chorégraphe, dans la bouche de Genod, au cours de sa reprise d’Hamlet, au théâtre de Vanves. On ne saurait mieux résumer la trajectoire sur les plateaux des comédiens dirigés par l’artiste. Ils sont eux. Ni personnages ni réalistes. Abstraits comme des hologrammes et dans le même temps, construits, muscle à muscle, pour ce qui reste, avant tout, une représentation.

C’est de lui le plus souvent, du moins me semble-t-il, dont parle Yves-Noël Genod dans ses pièces. Un jeune homme de son époque qui paraît avoir atterri parmi nous par erreur. Une sorte d’archange ou de diable, convoqué sur cette terre pour tirer le portrait flou et radioscopique d’un monde aux contours tremblés. Car ça tremble sur les plateaux de Genod, c’est instable et dangereux, ça ne sent ni le formol, ni la naphtaline. Il crée là où il se pose. Il crée au moment où il crée. Ni avant, ni après. Au moment T du théâtre en train de se faire. Nous voici revenus à la citation qui ouvrait ce papier : Tous mes spectacles sont bons à mes yeux (sauf un ou deux) car ils justifient le moment où ils ont été créés.

Nulle certitude, nul message ne circule dans cet ici et maintenant restitué au présent. Ce qui se dit se révèle dans la forme plus que dans le propos. C’est ce cadre flottant donné à l’espace temps que constitue le travail sur scène qui raconte le mieux la position dubitative de l’artiste, observateur ironique et sceptique des folies de la société où il vit.

La politique transgressive de l’imaginaire

Retenues à son sujet, voici quelques phrases d’un critique ou peut-être de lui : « Genod n’est pas intéressé par le fait de créer des formes esthétiques nouvelles, se fout de l’avant garde, se situe dans l’arrière-garde, celle de l’artiste maudit hanté par la quête rimbaldienne qui traque le sublime au fond des dépotoirs ». La formule est adéquate. On ne tire pas de conclusion définitive et d’analyse tranchée sur ce qu’on voit quand c’est l’imaginaire qui s’exprime et avec Genod, la créativité, bondissante, a tout de l’animal sauvage qui, expulsé de ses profondeurs, prend corps avec douceur sur le plateau, un corps polymorphe, qu’il est impossible de décrire à l’avance.

Les grandes phrases que voici pour un geste au fond assez simple. L’enfance qui gît dans les détails des moindres costumes et accessoires des plateaux d’Yves-Noël atteste de son pouvoir intact d’étonnement devant les circonvolutions compliquées de la rue au dehors et de ce qu’elle suppose de violence domestique. Lorsqu’on entre dans la salle, on vit ce temps et cet espace à la façon d’un dormeur propulsé dans ses songes les plus secrets. Si politique il y a chez Genod, si action théâtrale ou « théâtre action » (je reprends là les termes d’Alain Jugnon) sont repérables le concernant, c’est là qu’il faut les chercher avant tout. Elles sont inscrites à même la forme de son travail : ses pas de côté, ses écarts. Ce refus d’opérer une coupe franche entre les inconscients et dans la tentative, toujours réitérée, de mélanger en alchimiste les émanations intimes de chacun, de connecter les âmes.

Genod serait-il un mystique ? Peut-être un peu. Mais alors un mystique jouisseur dans une société où l’interdit frappe de partout. Il est celui qui incite au désir, encourage au plaisir, une transgression par les temps qui courent, une amoralité au fond, une révolution, qui sait…

D’ailleurs, c’est finalement un fait hautement amoral et limite scandaleux au regard des normes actuelles que de se rendre comme il l’a fait au Festival d’Avignon 2010 et d’y prendre d’assaut le public en s’installant en territoire non agrémenté, côté off donc, pour y proposer un spectacle gratuit (car, écrivait-il dans son programme « seules les putes font payer avant » - cela me rappelle Artaud évoquant le public qui « se précipite au spectacle comme il se rend au bordel : il veut jouir tout de suite » - je cite de mémoire), offrant à chaque nouvel arrivant une coupe de champagne, cassant sa tirelire pour s’offrir pendant tout juillet l’espace pierreux et circulaire du théâtre La Condition des Soies, avec une lecture commentée et digressive de Vénus et Adonis, poème de Shakespeare, qu’il disait lui-même, sobrement, vêtu d’un jean à la braguette ouverte, face spectateur, avec pour seuls accessoires son Shakespeare en édition poche et un MacBook d’où sortaient, de temps à autre, des cris d’oiseaux exotiques. Un objet littéraire visiblement sans prétention mais à l’exigence intérieure telle que là fut le succès d’Avignon 2010. Articles en pagaille et représentations à guichets fermées que chacun quittait en déposant son obole sonnante et trébuchante dans un seau à champagne. Tout un système institutionnel, communicationnel littéralement mis à mal par Yves-Noël Genod, seul promoteur de son travail que l’on voyait chaque soir tracter à l’entrée des grands cloitres de la Cité des Papes. Il fallait le faire. Il l’a fait. Là est aussi l’action politique de Genod, son « théâtre-action ».

Pied de nez et contrepied

Pied de nez et contrepied, c’est la vengeance du pot de terre contre le pot de fer, la victoire de David contre Goliath, l’avènement du théâtre pauvre face à la subvention qui coule sur des structures par trop mortifères, même s’il n’est pas question pour Genod, en aucun cas, de s’affirmer comme le négateur du fonctionnement actuel du théâtre français. Mais, il faut le redire. Genod sait faire des contraintes économiques un atout artistique. On se souvient du spectacle Le Dispariteur (dont on signale au passage que c’est le nom donné à sa compagnie), spectacle conçu avec trois fois rien, un trois fois rien retourné comme un gant et transformé en force de frappe. La pièce s’est jouée à Paris, à la Ménagerie de Verre, dans le noir total pendant 35 minutes avant que des bougies n’éclairent enfin le visage des comédiens.

C’est à la lueur d’une bougie insaisissable, élégante, fugace et persistante, inhabituelle dans un univers où les spots éclairent crûment et sans discernement le pire comme le meilleur, qu’apparaît et disparaît Genod, esprit frondeur bâtissant en quelques jours des propositions dont la perfection tient à leur apparent inaboutissement et aux fantômes qui les peuplent. Car Genod, dans un microcosme théâtral où chacun roule de plus en plus pour lui, avance en bande: ses copains comédiens qu’il dirige sur les plateaux, ses amis artistes avec lesquels il fait le show, et ses propres spectres qui font de lui un érudit là où tant d’autres assèchent la pensée par manque de culture. Il peut citer Duras, qu’il adore, dans le texte, Martha Graham mais aussi David Bowie, Helmut Newton, Hélène Bessette, Pina Bausch, autant de maîtres et maîtresses à qui il rend hommage et dont il convoque régulièrement les figures : lisez son blog, vous constaterez de visu l’étendue de son savoir. C’est un lecteur passé à la scène. Surgi dans le champ du visible et qui persiste à lire, à haute voix, devant des gens, les pages secrètes qui courent en lui.

D’autres suivent cette route. Prenant eux aussi le théâtre de biais, désacralisant le mythe de l’œuvre embaumée dans son cadre, giflant élégamment au passage les postures rigides des nantis, bien ou mal nommés aux postes de pouvoir, élus par une critique défaillante, consacrés par une vox populi devenue paresseuse. Yves-Noël Genod, dont décidément on ne saura jamais vraiment si c’est à son insu ou s’il l’a décidé, est bel et bien de cette contestation intelligente et permanente du « système » qui cadenasse et asphyxie la société théâtrale moribonde et ses artistes exténués. Il l’est parce qu’il est tout cela à la fois : histrion, insurrectionnel, ironique, fragile, friable, imparfait, contestable, trublion, poète de la scène et homme absolument, totalement et indissolublement libre.

A lui les derniers mots de ce papier. Ils sont extraits de son blog en octobre 2010.

Mon obsession à moi, c'est d'faire des spectacles aussi librement qu'on écrit un livre. C'est-à-dire, on peut organiser les choses, mais tout le monde vous l'dira : l'organisation ne tient pas. L'administration (pas méchamment, d'ailleurs), c'est de vous empêcher d'écrire parce que – pourquoi vous plutôt qu'un autre (et en effet) ? Le problème, c'est qu'les autres sont pareils. A chacun, ils disent ça. Seuls ceux qui ont de l'argent ont des difficultés. Car ils sont rares ceux qui utilisent l'argent comme une œuvre d'art. Je peux témoigner que mes meilleurs spectacles ont été fait dans cette liberté, en sympathie avec des lieux, des protections (comme disait Sabine Macher tout à l'heure), En attendant Genod, à Nantes, Pour en finir avec Claude Régy, à Aubervilliers, Le Dispariteur, à la Ménagerie, Domaine de la Jalousie, avec Guillaume, Elle court dans la poussière, la rose de Balzac, Marcus, Monsieur Villovitch, à Marseille, Blektre, avec Hubert, Oh, pas d'femme, pas d'cri, à Gennevilliers, C'est pas pour les cochons !, chez Kataline, Vénus & Adonis, avec Pierre, Hamlet, à Vanves, Rien n'est beau..., les trois filles, Jouer Dieu, Pontempeyrat, Le Parc intérieur, à Avignon, La Mort d'Ivan Ilitch, à Marseille... Ce ne sont que mes meilleurs souvenirs... (A moi.) La liberté. (Y-N Genod)

Joëlle Gayot. Novembre 2010