Friday, December 09, 2011

Le récit des deux faces de la matière (matière et antimatière, yin et yang)

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En deux actes et à une semaine d'intervalle, Yves-Noël Genod propose son diptyque – je peux / – oui où s'expérimente sous la lumière déclinante des après-midis de décembre un subtil travail d'effacement des limites théâtrales.

Par Sophie Grappin-Schmitt



Tout débute par l'ambiance d'un après-midi gris de décembre, légèrement pluvieux, ou la lumière cotonneuse enrobe les corps plutôt qu'elle ne les expose. Installé en demi-cercle aux pourtours de la salle, le public se poste aussi bien sur scène que dans l'espace des gradins, justement absents de leur espace consacré, laissant derrière eux une béance, un beau volume qui rappelle ceux des ateliers de peintres.
Le spectacle commence en musique avec l'ouverture successive des volets de chaque porte-fenêtre, tandis que la lumière peu à peu pénètre depuis les hauteurs, à la manière des églises, dans une forme ritualisée.

Si la pièce d'Yves-Noël Genod, ce médaillon bi-face, ne contient aucune diégèse, elle n'en demeure pas moins riche de tout ce qui constitue ou devrait constituer le théâtre et, par extension, le spectacle vivant. Elle clame haut et fort son amour pour les interprètes dans – je peux, en accuse l'absence avec – oui.
La même continuité de scènes se joue dans les deux propositions, sauf que le metteur en scène a effacé ses acteurs dans la seconde, au profit de leurs traces sonores, visuelles, mnésiques, qui constituent avec toute la régie de la pièce une ambiance.

Le travail de Genod, dans – je peux / – oui se résume à créer autour des interprètes — mis en valeur par une série de scènes obligées, monceaux de bravoure du théâtre comme du cinéma et de la télévision — une perspective atmosphérique, un sfumato façon Léonard de Vinci, qui permet à l'auteur de s'émanciper des codes habituels et autres lignes de fuites qui conditionnent notre vision du spectacle.
Il abolit donc d'abord la disposition scène/salle pour faire éclater l'espace de jeu en différents lieux. Toutes les parois, tous les étages jouent, et le quatrième mur s'effondre quand un spectateur répond au comédien, qu'ils entament un début de dialogue. Demeure juste un premier rang de fauteuils, barrière symbolique que tous les interprètes enjamberont durant la représentation, comme pour s'affranchir de cette limite devenue inutile, autant que celle des coulisses et du hors scène.

Autre indice de ce travail d'effacement, l'usage abondant des fumigènes.
Traditionnellement au théâtre, l'emploi de fumées accompagnait les interventions divines et donc l'irruption du sacré dans le réel — par ce qu'elles en cachaient les rouages — ainsi le nuage devint peu à peu, pour l'histoire picturale et celles des figures, un motif masquant et révélant tout à la fois l'irreprésentable infini.
Dans – je peux, à plusieurs reprises les machines crachent leur fumée. Elle recouvre les acteurs, les noie dans une nappe atmosphérique qui révèle la beauté des lumières du jour et magnifie leurs incessantes apparitions.
Et lorsqu'ils sont absents de scène, pour – oui, le nuage devient sujet, matière à mouvement, accusant le moindre courant d'air, en vagues subtiles et spirituelles élévations, image mentale propice à raviver les souvenirs.
Ne lit-on pas l'avenir ou le passé dans certaines volutes ?

En divisant en deux parties, qu'il résume lui-même comme d'un côté — je peux — la pratique et la vie, et de l'autre, — oui — la théorie et la mort, Yves-Noël Genod exacerbe la spécificité de l'expérience théâtrale comme communion.

Au milieu de ce songe éveillé et étrangement familier que constitue – je peux, le spectateur perçoit par intermittence, fugace, certains moments de grâce, tandis qu'il ne peut échapper au constat funèbre de – oui. Atmosphère lourde d'enterrement, recueillement sans objet, qui livre le spectateur à sa solitude et son environnement, aux traces d'un spectacle qui n'est plus, dont seuls le texte critique, l'enregistrement filmique ou l'évocation rétrospective témoignent.

On partage donc le champagne au milieu de – je peux mais on le fait couler à la fin de – oui, parce qu'on ne salue pas les morts comme les vivants.

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Rapidité de la critique (passionnée)

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Présenté en diptyque avec – je peux, – oui est l’autre versant du métier d’acteur. La performance interroge le vide d’après succès. Un spectacle d’absence dans lequel le vivant surgit là où on ne l’attend pas. Radical et surprenant.

L’installation est la même que pour Je peux. A la lumière du jour dans une salle située tout près de la piscine de la Cité internationale, le public entre et s’installe tout autour d’une rangée de sièges verts. Une différence de taille est là, la scène est vide de comédien.

Viendra d’abord une brume, au départ comme un nuage nucléaire devenant nuage et nappe. Puis des sons, des bruits, de la musique. Des extraits de Je peux, une tempête, une voix de soprano, un orchestre qui s’accorde, un public qui rit sont autant des murmures qui nous parviennent, à nous spectateurs, loin derrière le rideau. Et nous voilà seuls, un après-midi trop chaud de décembre, éclairés par la seule lumière déclinante. Nous spectateurs devront être attentifs, remplir nos yeux d’un rien où tout se passe. Cette lente introduction est en fait le prologue auquel aucun spectacle ne nous donne accès. Que reste-t-il de la voix du comédien quand le rideau tombe. Comment affronter cette énigme du spectacle vivant qui fait que chaque représentation est différente et par définition, succède à la précédente, l’effaçant ?

Par le biais de cette lumière basse, Yves-Noël Genod rend notre audition surpuissante. Plongés dans un état méditatif, tout devient théâtre. Une spectatrice qui se lève et quitte la salle, l’ouvreuse qui la guide, un couple qui rit, un homme qui tousse, une femme qui décroise les jambes, ces petits événements décuplent d’importance, interrogeant une fois de plus pour le metteur en scène, présent dans le public, la place du spectateur.

Sans dévoiler la suite, disons juste qu’aucun dialogue n’aura lieu. Qu’il vous sera donné l’occasion d’écouter la critique d’un spectacle de façon inattendue, d’assister à une décoration de sapin s’amusant des symboles, alors que certains tentent de réparer la télé qui doit donner accès à une captation, exercice impossible par définition puisqu’il est impossible de saisir le vivant.

Bien plus subversif que Rodrigo Garcia, Yves-Noël Genod continue de décaler les genres. Il réussit à faire un spectacle sur l’effacement, sur la hantise de la mort rodant autour de nous. Il s’installe un climax mélancolique produisant quelque chose de rare pour le genre, mais quel genre ? Ni performance, ni théâtre, ni installation, Oui navigue entre les styles. On se sent bien confortable après son spectacle dans lequel il se débrouille pour éviter le moment des applaudissements. Comment, mais avec du champagne voyons !



Le 09 décembre 2011, par Amélie Blaustein Niddam.

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