Sunday, August 11, 2013

Dans une chambre, dans une maison, en Corse



J’ai lu (relu) La Pute de la côte normande, je l’ai relu en pensant, en essayant de penser : « Si ce texte était écrit par Christine Angot, comment le lirais-je ? » Parce que c’est vrai, en un sens, ça ressemble à du Christine Angot, c’est de l’autofiction ; on a raison d’associer Christine Angot à Marguerite Duras sur ce point. Mais je n’y suis pas arrivé. L’écriture de Marguerite Duras est tellement heureuse ! Je l’ai connue, cette femme, que voulez-vous... elle était tellement heureuse de vivre, d’avoir ce talent fou, d’aimer le monde — la joie que ça lui procurait, tout ça ! Et Christine Angot, c’est le malheur, la plainte continuelle, la dénonciation… Elle est positivement sinistre, Christine Angot. Je l’ai vue au spectacle sublime de Peter Brook, Une Flûte enchantée, évidemment elle n’a pas aimé, elle applaudissait mollement (sans son, je connais le truc) et en faisant la gueule — et énervée, en plus, que les rappels (évidemment) s’éternisent. Pauvre fille !

Maintenant je relis Emily L. « Nous étions allés à Quillebeuf, comme souvent cet été-là. » C’est écrit : « Quillebeuf » alors que dans La Pute, c’est encore écrit : « Quillebœuf » « Quillebœuf, je n’y pensais plus, mais j’éprouvais le besoin d’y aller. » Moi aussi, j’avais été déçu quand elle s’était aperçue que ça s’écrivait « Quillebeuf », je lui avais dit : « Faut laisser comme ça ! » A l’époque, je crois, j’aimais bien que tout reste « comme ça ». J’avais suivi l’élaboration de ce livre, j’avais lu la première nouvelle, mystérieuse, qu’elle avait écrite (et qui contenait tout le livre). Elle ne savait pas quoi en faire, si elle développait (et, bien sûr, elle allait développer : elle s’arrêtait pas), mais je lui avais dit : « Non, il faut laisser comme ça, « dans l’état de l’apparition »… » (puisque c’était les derniers mots). Il y avait déjà le début et la fin qui sont restés intacts — non réécrits — dans le livre publié. Je lui avais dit — ça, ça lui avait plu — : « On dirait une œuvre posthume… » Elle se demandait s’il fallait la publier, elle n’avait pas de titre. Je lui avais dit : «  Et pourquoi pas sans titre ? vous pouvez vous le permettre… » Non, ça, il n’en était pas question… « Le titre viendra de lui-même, plus tard, de toute façon… » Ça, on peut le faire pour les spectacles, mais, pour les livres, c’est vrai, ça ne se fait pas. Pour les tableaux, ça se fait, mais pas pour les livres…

Claude Régy aussi avait suivi l’élaboration de ce texte. C’est même principalement comme cela que j’en suivais, j’imagine. Des brassées de feuillets traversaient la Seine, régulièrement, par porteur spécial, l’assistant de Claude, ou, peut-être, Yann. Marguerite était rive gauche, Claude Régy rive droite. Marguerite avait manifesté le désir de retravailler avec Claude, ils s’étaient quittés fâchés après Le Navire Night. Et Claude avait pensé qu’après L’Amant, il pouvait refaire le même coup qu’avec La Chevauchée sur le lac de Constance : une distribution de stars qui mettrait Paris à ses pieds. Marguerite marchait dans la combine. Tous les jours, elle téléphonait des nouvelles idées de vedettes qu’elle avait vues la veille à la télé. Jeremy Irons. Du coup, on allait voir un film avec Jeremy Irons avec Claude qui ne connaissait pas. Omar Sharif. Hanna Schygulla avait fait des essais. Elle était venue chez Marguerite (avec Jean-Claude Carrière, je crois) lire le début du texte : « Ça avait commencé par la peur… » Marguerite l’avait trouvée « très allemande ». On avait parlé d’Edith Clever et on lui avait montré une photo, mais elle était « encore plus allemande ». On était allé voir Jane Birkin au Bataclan puisque Claude, dans une période plus raisonnable, pensait à 3 femmes : Bulle Ogier, Isabelle Huppert et Jane Birkin. Mais je lui parlais de Greta Garbo. Mais, enfin, elle ne fait plus rien depuis longtemps… Mais on ne sait jamais, peut-être qu’elle aurait envie de réapparaître, ça ne mange pas de pain d’essayer… Il voulait Bette Davis. Il en parlait à Marie Collin, un peu effrayée, qui disait : « Madeleine Renaud ne pourrait pas faire l’affaire ? » Non, Bette Davis ! Ou rien. Jeanne Moreau, Marguerite n’en voulait plus, on ne comprenait pas pourquoi. Et puis, un jour, elle avait lâché le morceau. Elle avait dit à Claude ce que Jeanne Moreau lui avait dit quand elle lui avait proposé le rôle de la mère dans Les Enfants qu’elle coréalisait avec son fils : « Je veux bien travailler avec toi, mais pas avec ton avorton. » Alors, évidemment, c’est blessant, Marguerite aimait beaucoup son « avorton ». Claude s’était étonné que Jeanne ait dit ça, alors qu’elle était au creux de la vague, qu’elle n’avait plus de travail à l’époque. Mais voilà. Claude s’était fait avoir sur ce coup. Il avait rencontré beaucoup de théâtres, de coproducteurs, on avait fait aller Marguerite à Bobigny (séance mémorable où elle avait dit — puisqu’on s’était perdu — qu’« ils avaient renoncés à faire des cartes » (de la banlieue) et, ensuite, après avoir regardé le spectacle de Jourdheuil et Peyret sur un texte d’Heiner Müller : « C’est une tentative de destruction d’un texte. Mais comme le texte vaut zéro, il ne résiste pas. »), on avait fait des essais avec des stars — je me souviens : le texte ne devait pas circuler, il était hyper secret et pourtant il y avait eu un coup de fil d'André Dussolier qui avait dit qu’il l’avait lu et qu’il aimerait bien le faire… Claude Régy détestait Dussolier, ce qui énervait Marguerite qui l’adorait : « Qu’est-ce que tu lui reproches ? — Je le trouve banal… — (Après un instant de réflexion.) Ça existe, la banalité ! » — et Claude s’était fait avoir car Jérôme Lindon avait dit à Marguerite Duras que si, au lieu de le donner à Claude Régy, elle publiait son texte avec l’indication « roman », elle gagnerait plus d’argent. Et, c’avait été fini. (Plus tard, j’avais continué à voir Marguerite, mais seul.)

Pour ce texte, il y avait encore eu le problème du titre. Pendant un moment, il y avait eu Les Coréens — puisque Yann, dans le roman, dit : « Les Coréens, c’est un titre de livre. » Dans la nouvelle, il le disait assez vite, maintenant, il le dit à la p 142. Et puis Marguerite Duras avait appelé Michel Vinaver pour lui demander si ça ne le gênait pas qu’elle l'utilise (puisqu’il avait écrit, lui, une pièce du même titre). Il avait dit que non, pas du tout, mais il avait rappelé 3 jours après pour dire que, oui, finalement, il y voyait un inconvénient. Je ne me souviens pas de tous les titres qui défilaient. Si, un, c’était : La Promenade à Quillebeuf, mais ça faisait trop Virginia Woolf. Une fois, Marguerite nous avait lu une page qu’elle avait écrite dans la journée et dont elle semblait si fière. C’est la p 105 dans le livre, l’histoire des souliers, et elle nous avait demandé après : « Ça fait pas trop Beckett ? » En relisant cette page, elle m’ennuie toujours un peu comme elle m’ennuyait à l’époque. Parfois j’arrivais très vite du Mans (je travaillais au Théâtre du Radeau) pour participer à ces soirées. Je descendais dare-dare de Montparnasse, je n’avais pas mangé et, parfois, nous dînions très, très tard. Marguerite nous lisait tout ce qu’elle avait fait dans la journée et d’autres choses encore et ça n’en finissait plus.

« — Vous avez dit le contraire, une fois, au début.
— Je dis n’importe quoi, et puis j’oublie. Vous le savez — vous souriez —, mais je suis toujours près de vous dans le désespoir que je vous procure.
— Je le sais. Je sais aussi que, pour moi, même si vous l’avez dit sans y penser, pour me faire plaisir, c’est pareil que si vous l’aviez dit pour toujours. C’est là. Que qq’un ait dit cette chose-là, ce jour-là c’est ce qui fera ce livre s’écrire. Ce livre sera sincère. Que nous l’ayons dite nous, ou que nous l’ayons entendu dire à travers un mur, par un autre que vous à une autre que moi serait équivalent quant au livre, du moment que vous l’auriez entendue en même temps que moi dans un même lieu. »

C’est dans ce livre que Duras dit : « cette perfection, le voyage ».

Ce n’est pas un livre spécialement réussi de Duras, ce n’est pas un livre raté. A la fin de sa vie, Marguerite écrivait dans le plaisir. 

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