Monday, May 12, 2014

N adie pierde (repites vanamente)


J’avais rencontré John à Madrid ; depuis quelques mois, il y travaillait avec un chorégraphe israélien qui y était venu, lui, pour se marier avec son copain. En effet, c’était très libre, Madrid, on voyait souvent des hommes ou des femmes s’embrasser en pleine rue (ou dans les parcs) comme des hétéros. D’ailleurs (une chose qui me vient en écrivant), ce Madrid-là, je n’y avais vu que très peu d’églises. C’est curieux, j’avais l’idée d’une Espagne très catholique et, en effet, ds d’autres villes, mais, à Madrid, non, je ne l'avais pas senti. J’avais eu la sensation d’une ville proprement inédite, utopique presque — d’où était cette ville ? d’où venait-elle ? Du Prado, assurément, où j'étais retourné tous les jours. Invraisemblable beauté, mais invraisemblable beauté réelle. Ce qu’avaient peint les peintres, les quelques personnes qu’avaient peintes les peintres, en me retournant, en sortant du Prado ou encore dans le hall du Prado, j'avais vu que l’humanité entière, chaque personne était ds cette beauté extrême et cela m'avait tourné la tête. Réellement, cela m'avait tourné la tête. On était si nombreux, si nombreux et tous des chefs-d’œuvre ! Moi-même (m'étais-je dit), avec tous mes complexes, je devais être aussi extraordinaire que les autres — qui étais-je ? comment étais-je ? Non, j’étais celui qui regardait, je n’étais rien — et tous les autres étaient des beautés invraisemblables, étaient au centre de mon regard. Cela me tournait la tête…

John avait alors essayé de rabattre des filles pour rentabiliser l’appart' porno que j’avais à ma disposition (pour une nuit). John était extrêmement beau, bâti comme un surfeur. Il avait une sorte de chiffon débardeur sur le corps, mais il était extrêmement beau (mes lecteurs savent que j’aime perdre mon temps avec des garçons très beaux). On marchait dans la foule, on marchait, de temps en temps dans un dehors-dedans de plain-pied et John buvait du vin (moi, de l’eau pétillante). Et on marchait, on regardait spécialement les filles. Ce qui avait été fatalement moins impressionnant, sur le moment, cette vulgarité du regard, cette orientation du regard à but sexuel que cette manière que j'avais eue, au sortir du Prado, dont je parlais tout à l’heure, ce regard « artiste ». Nous étions moins artistes avec John, me semblait-il ; en tout cas, je ne l'étais plus, moi. Mais, que voulez-vous, il faut bien, de temps en temps, que je mime la possibilité sexuelle — au cas où (ça reviendrait) ; j’en étais à des années-lumière. Pourtant, John pensait que tout était sexuel — et moi aussi, mais alors tout. La vie, je l'avais vue, j'avais vu la vie qui veut — dans l’insouciance totale — avec tous ses péchés. J’étais obsédé par les tableaux de Jérôme Bosch qui peignait ça : la vie qui vaut d’être vécue dans l’insouciance la plus extrême, les vices, le plaisir, c’était inévitable, inhérent, le plaisir et tous les sens, malgré — ou à cause de ? — la morale catholique qui essaye d’y mettre un peu d’ordre en vous promettant l’enfer, plaisir aussi, malheureusement (en tout cas, à peindre), plaisir tout azimut, Le Jardin des délices ou La Charrette de foin, par ex. Oui, la vie qui vaut son imagination.

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J 'ai vécu en Espagne (5)



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E ngrâce


« Tres Calle de Sant’Engracia,
Retour dans les parages du vide
Je donnerai mon corps avide
A celle que l’amour gracia.

Au temps des premiers acacias
Un soleil froid, presque livide
Eclairait faiblement Madrid
Lorsque ma vie se dissocia. »

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J 'ai vécu en Espagne (4)



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L e Moment d’or


Je quittais le livre au moment où il parlait d’ennui (il fallait bien arrêter un moment), au moment où il disait : « j’ai senti le temps se décoller de l’existence. »

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J 'ai vécu en Espagne (3)



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E l agua de la sed y el pan del hambre


Je me souviens avoir été près de l’eau, aujourd’hui… Je voulais écrire, je voulais raconter, mais il y a trop de choses, tout le temps, à raconter, toute la vie serait à raconter (bien entendu) et je n’ai pas le temps (si je veux vivre ou, simplement, lire), mais je me souviens avoir été près de l’eau, aujourd’hui, oui, près de l’eau… J’ai dormi sur une jetée, j’étais à l’aube réveillé, un peu groggy et je suis allé sur une plage, il faisait trop froid encore pour se baigner (j’ai trouvé), mais j’ai vu les flamants roses, les échassiers qui marchaient sur l’eau et je suis allé plus loin, sur la même plage, mais d’un autre bout, entre-temps le soleil avait monté, il faisait beau et chaud et la mer était comme en été en Bretagne, la mer, l’inimaginable — que je n’osais à peine regarder, ce vide, c’est vrai, c’est qqch, qqch d’inimaginable et se mettre sur ce bord, ce bord du vide ou cette inversion : tout ce qui était dehors est maintenant dessous, la vie, les montagnes, les vallées… Oui, j’ai fait ça — et j’ai commencé à écrire tout ce que je n’avais pas vécu — tout et rien. Et j’ai repris la voiture pour m’échapper de ce bord du temps, je suis rentré.

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J 'ai vécu en Espagne (2)



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V oilà des semaines que j'essaie


Jérôme Roniger
Objet : 1079 mots promis à YNG
Cher Yves-Noël Genod, que dis-tu de ce texte sur ton spectacle aux Bouffes du Nord ?
Cela fait des années que je vais au théâtre… Au départ, j'ai commencé par faire le la photo en suivant l'exemple de mon père, puis je suis allé à la Cinémathèque grâce à un copain qui m'avait conseillé d'y aller et pour échapper aux disputes de mes parents en plein divorce à l'époque, puis enfin à cause de leur séparation ma mère a trouvé du travail dans un théâtre comme intendante, accessoiriste, habilleuse et costumière, ce qui fait que je me suis mis à fréquenter les théâtres à Lausanne où j'étais systématiquement invité, puis à Paris où les invitations pleuvaient encore car ma mère a travaillé avec les plus grands metteurs en scène et techniciens d'Europe : Matthias Langhoff, Benno Besson, Jean-Marc Stehlé, Louis Yerly, Peter Brook, la famille Chaplin, Jean-Pierre Léonardini, Nelly Borgeaud, Yves Ferry, etc. Je pourrais citer d'autres noms, ceux-là viennent à présent. J'ai aimé tous ces gens qu'elle m'a fait rencontrer. Elle vient juste de prendre sa retraite, à septante-cinq ans, et j'étais très jeune quand elle commença ce travail. Les meilleurs spectacles récents sont ceux des circassiens et des marionnettistes, le texte n'est pas à la mode en ce moment. Il y a quelques années, Philippe Adrien m'a commandé une pièce et depuis je me suis mis à écrire pour le théâtre, ce que je n'avais jamais fait auparavant. A dater de ce moment-là, je me suis mis au théâtre parisien avec assiduité. Je suis allé partout, devant les grandes scènes et les tréteaux des amateurs, sans faire de distinction entre Paris et la banlieue, ou l'étranger, la Suisse et la Belgique. 1er Avril, le spectacle de Yves-Noël Genod donné aux Bouffes du Nord, est une découverte extraordinaire. C'est à la fois du cirque, de la danse, de la musique et du théâtre avec du texte. Mais c'est encore plus que ça. Par ex, j'ai lu le pitch avant de prendre le métro pour sortir mais c'était fade. D'habitude, c'est l'inverse : le pitch donne envie, mais les spectacles sont merdiques. Les images de Yves-Noël sur Internet sont belles, elles donnent envie, l'homme sait bien s'entourer, mais une fois sur place, une fois la lumière éteinte, c'est là que j'ai enfin mesuré ce qui allait nous arriver : un grand moment de théâtre, sans distinction de genre ni d'étiquette, l'adéquation entre une troupe, un esprit, un lieu, et un public. Mon amoureuse, qui était en retard, arrivée juste à temps, enceinte jusqu'au cou et en sueur, s'est juste à temps blottie dans mes bras et la lumière s'est éteinte, la fumée envahit le plateau et aussitôt elle éclata en sanglots — en une seconde des sanglots qui venaient de très loin, de l'enfance, remontant les murs de sa vie comme le comédien arrivant sur scène, collé au théâtre, ses mains rivées aux surfaces, au bois du sol, au plâtre délimitant la scène, le fond et les bords, jusqu'à nous. Cette entrée en matière était absolument magnifique et demeure magique, encore maintenant, jusqu'à l'espoir d'une reprise bientôt. Au mieux, au théâtre, nous avons une troupe qui aime et connaît bien le théâtre dans sa pratique et explore son champ d'investigation et de création. Cela arrive. Au pire, nous avons des spécialistes des aides publiques, qui plaisent aux critiques et aux abonnés, et ceux des scènes privées sachant satisfaire le public des boulevards et de TF1. Le plus rare est un individu ayant quelque chose à dire, comme James Thierrée ou Yves-Noël précisément qui se fait appeler le « Dispariteur ». Je ne lui ai pas encore demandé ce que cela signifie. Celui qui fait disparaître ? Ou bien celui qui donne à voir ce qui est invisible ? La plupart du temps, c'est la forme qui est privilégiée, au détriment de ce qui est dit, les idées, la philosophie. Nous avons aussi de l'émotion, bien sûr, mais l'émotion ne serait-elle pas également à ranger du côté de la forme ? 1er Avril détaille soixante ans d'héritage, le Fellini de La Dolce vita, La Notte brava avec Terzieff et Brialy, Visconti pour l'élégance, Bergman pour les impressions confuses, les attirances-répulsions entre les hommes et les femmes, l'esthétique du noir & blanc, Tarkovski pour les effets de lumière, de couleur, les valeurs et le caractère mystique de la soirée, Godard pour l'intelligence et l'humour, Rohmer et Nerval pour les origines du sol, françaises jusqu'au bout des ongles donc, Truffaut pour la vitalité et cette grande capacité d'admiration que je retrouve intacte chez mes vieux amis André S. Labarthe* et Charles-Henri Favrod**. Il y a le kitsch d'Almodovar chez YNG, très à la mode, déluré et absolument libre dans ses aspirations et il y a, dans sa bouche, dans tout son corps, l'attention rigoureuse de Cioran dotée d'humour qu'YN révèle avec brio sur scène sous la beauté rigoureuse des corps, du sexe, de la passion entre chacun de nous. Il y a de plus ce tour de force qui est de transcender la sexualité, la pornographie présente partout à la télévision et sur Internet. Je me souviens d'un ami restaurateur, parlant de Patrick Deweare croisé au moment d'Hôtel de France et qui venait manger dans son établissement rue de Richelieu pendant le tournage : « Dès qu'il est entré chez moi, je l'ai senti : il puait le sexe ! » Je me demande ce que dirait Alain, mon ami restaurateur, de Yves-Noël ? Quel était l'odeur de Bernard-Marie Koltès, de Pier Paolo Pasolini, de La Callas, Maruschka Detmers, madame Patrice Chéreau, Elisabeth Taylor ? Hier, YN m'a demandé de retirer ce commentaire*** au sujet de Jane Birkin croisée à son spectacle en avril. « Irrelevant ! », s'offusque-t-il en exigeant de moi le nécessaire. « Hors de propos, sans rapport, hors sujet ! » Comment décrire le sexe des anges — je veux les marier dans La théorie du sable et de la vague à la radio — et celui d'Alexandra Stewart que je veux présenter à Yves-Noël ? Elle aime ce que j'écris. Aujourd'hui, ma mère, qui a l'âge de Lady Stewart à un an près, séjourne dans une clinique psychiatrique où se reposer en Suisse, celle de Zelda Fitzgerald à Prangins dans les années trente. Elle existe encore. Aujourd'hui, c'est nouveau, tous les frais, l'argent, tout est pris en charge par les assurances maladies et les enquêteurs. JOM RONIGER
* Cinéaste et producteur avec Janine Bazin de Cinéma de notre temps.
** Producteur de Le Chagrin et la Pitié.
*** Plus aucune trace de lui nulle part ?
First draft en deux ou trois heures. Bonne fin de semaine. JOM

Très beau ! Tu parles de toi et il n'y a pas d'autres façon de parler de 1er Avril que de parler de soi... Bises des Cévennes,
YN



Thomas Cepitelli
Cher Yves-Noel, voilà des semaines que j'essaie de mettre des mots sur 1er Avril. Ma formation en études théâtrales, mon travail de critique devraient pourtant m'y aider. J'ai été ému, bouleversé, secoué, attentif, revigoré, amusé par votre mise en scène. Votre intelligence n'a d'égale que votre culture et votre connaissance intime de ce que c'est que cette drôle de chose qu'un plateau de théâtre. Vous nous avez donné à voir. Merci. Merci de prendre le temps et de donner la chance à un espace d'exister. Je garderai longtemps, très longtemps, les émotions  procurées par 1er Avril. Merci pour tout !
    
Eh bien ! ça m'est très agréable de les recevoir, ces mots. Il y a des spectacles où les gens m'écrivent, il n'y en a pas eu tant que ça, il y a eu Le Dispariteur (le spectacle dans le noir) et celui-ci, preuve qu'une alchimie s'est créée, que c'est le spectateur qui « crée » le spectacle. Merci !

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J 'ai vécu en Espagne



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