Wednesday, July 09, 2014

« La voix

Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,
Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)
Te faire un appétit d'une égale grosseur. »
Et l'autre : « Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu ! »
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
Je te répondis : « Oui ! douce voix ! » C'est d'alors
Que date ce qu'on peut, hélas ! nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors
De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J'aime si tendrement le désert et la mer ;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes :
Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous ! » »

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Ce soir, cinquième représentation de Rester vivant, récital de poèmes de Charles Baudelaire qui se donne dans le noir total de la salle ronde de la Condition des soies. Entrée gratuite / sortie payante. A 19h. 13, rue de la Croix. 04 32 74 16 49.

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5/12


Image Ronan Le Régent d'après l'œuvre de Bruno Perramant, Rigodon.

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T héâtre et balagan


Jean-Pierre Thibaudat est décidément très fort (qui en doutait ? pas moi !), « délicatesse infirmière », par ex, du pur Baudelaire…



« Un diamant gros comme le Ritz

Quand vient le Festival d’Avignon, Yves-Noël Genod aime venir prendre ses quartiers d’été dans la région. Ni « in » ni « off », il est « off limits » comme disait Adamov. On le retrouve sur les marches qui conduisent au puits de pierres (ou de briques ?) du théâtre de la Condition des soies, un lieu dont personne n’a encore percé le secret de son étrange acoustique.
Genod y a déjà une fois établi sa résidence d’été, le temps d’y fourvoyer un spectacle, bricolé et répété dans une urgence venant secouer son apparente nonchalance.
C’est à nouveau le cas avec Rester vivant, heure délicate et pleine d’odeurs légères, passée à susurrer une brassée de poèmes puisés dans Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Ce recueil est comme un diamant gros comme le Ritz dont chaque éclat est un poème.
Les bijoux brillent mieux dans la pénombre voire l’obscurité et c’est cette dernière que Genod a choisie pour éclairer cette poésie intense et inattaquable dont chaque poème est un bloc de densité, une forteresse imprenable.

Sa plaie, sa fatalité

Dans La Voix, Baudelaire dit sa naissance à la poésie alors qu’enfant « haut comme un in-folio », son berceau adossé à la bibliothèque, deux voix lui parlaient. L’une « insidieuse et ferme » lui vantait le « gâteau plein de douceur » qu’est la terre. L’autre voix, plus mystérieuse et plus coquine, lui disait : « Viens ! Oh ! Viens voyager dans les rêves, au-delà du possible, au-delà du connu ! » De là date ce qu’il nomme sa plaie et sa fatalité. Bref, sa poésie.
Je ne sais plus trop si Genod dit ce poème mais le théâtre qu’il fait, ou plutôt défait, y ressemble. Accordé à la voix consolante qui, à la fin du poème, dit au poète :
« Garde tes songes ; les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous. »
Ecouter la voix de Genod, non pas légère mais précautionneuse, à la délicatesse infirmière, dire ces poèmes dans une amicale obscurité met du baume au cœur et au corps. Le noir ouvre mieux la voix et les murs du lieu la réverbèrent juste ce qu’il faut. Enfin, comme un ciel naissant, vient le moment où Yves-Noël Genod allume une à une, fichées dans les interstices du mur circulaire, les minuscules lumières concoctées par l’ingénieux Philippe Gladieux. Alors on retrouve la silhouette effilée et dégingandée du personnage (semblable au dessin de Rimbaud qui figurait naguère sur l’édition en livre de poche de ses poèmes), sa veste de lumière qui chatoie dans l’ombre, son chapeau emprunté à Lola Montès, film baudelairien.
On paie en sortant, ce qu’on veut, le champagne est offert, avant ou après selon les jours, l’humeur, la plaie et le couteau. »

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