Sunday, October 12, 2014

E xactamente


« — Y a aussi une phrase qui revient toujours, c’est : « C’est compliqué » ; qu’est-ce qui est compliqué, Patrick Modiano ? 

— Euh, oui, ça, des phrases instinctives pour gagner du… pour essayer de… parce que c’est très difficile de réfléchir, de trouver les mots qui vont vous… Autant écrire est facile parce que y a un travail, on a le temps, tout ça, mais sur le moment évidemment, c’est toujours… de répondre à une question exactement... Alors, c’est peut-être parce que je veux gagner du temps, alors je dis « C’est compliqué » et puis je me dis ‘j’ai encore 2 secondes pour essayer'… C’est comme un tic, en fait. »

Labels:

A ngelus Novus


J’ai cru qu’il n’allait rien me rester du spectacle de Sylvain Creuzevault, Le Capital et son singe. Mais, si, il me reste une matinée du dimanche et la possibilité de tapoter laborieusement sur une machine à écrire Apple ce que j’essaie de vous dire laborieusement, la possibilité, oui, de penser la valeur « travail », la valeur « aliénation », la valeur « espoir », la valeur « progrès social », la valeur « pensée », la valeur « révolution », la valeur « désuétude », la valeur « romantisme », la valeur « camaraderie », la valeur « animal », la valeur « vie », la valeur « chose », la valeur « folie », la valeur « temps », la valeur « perdition », la valeur « valeur », c’est un spectacle « pour les nuls », mais, nul, je le suis, alors, sur le moment, j’ai été épaté, ravi, emporté par le montage virtuose de textes assez travaillés (pendant plus d’un an) pour ne pas angoisser les comédiens, par ces comédiens laissés à leur virtuosité qu’on peut admirer de si près, qu’on peut presque toucher tellement ils sont bons, cette flopée de bons comédiens vivants, toujours vivants, vrais, libres, beaux, qui s’amusent comme des petits fous, une troupe de surdoués qui jouent ensemble comme s’ils se connaissaient depuis toujours et qui jouent ça, d’ailleurs : qu’ils se connaissent depuis toujours, ils ont des noms célèbres, des noms de rues et de stations de métro, Ledru-Rollin, Louis-Blanc, Raspail, Barbès, Auguste-Blanqui… ça se passe à Paris, Charles-Baudelaire, mais aussi à Berlin, Rosa-Luxemburg, c’est très riche, c’est très vivant, c’est très populaire, ça parle de l’histoire, ça joue à l’histoire, ça joue à ces hommes qui ont cru qu’ils pouvaient faire l’histoire, agir sur l’histoire, faire des révolutions, faire de la pensée, perdre leur vie, transformer le monde par la révolution, la pensée, la lutte sociale, l’honneur, l’amitié, l’homme, la valeur « homme » — la femme est en retrait, forcément, à cause de cette particularité française que l’homme est homme et homme et que la femme est homme et femme et, tout à l’heure, vous savez ce que je fais ? je vais à l’anniversaire de Pascale Fautrier, vous savez, celle qui a écrit Les Rouges, cette saga du mouvement gauchiste, cette pasionaria de l’espérance elle aussi qui s’inscrit dans cette vitalité de ceux qui y ont cru, qu’on pouvait changer le monde, l’améliorer par la lutte, par l’arrachement au capitalisme des droits sociauxque le capitalisme qui-n’en-a-rien-à-foutre (parce que le capitalisme est fou) voudrait maintenant nous reprendre sous le prétexte de « lacrise » dont on serait les fautifs — pourquoi ? parce qu’on n’achète plus rien dans les magasins, nous, les pauvres, nous les pauvres dont on ne peut pas baisser le salaire trop puisque on doit acheter les voitures, les iPhones, les meubles à monter soi-même, de la nourriture industrielle et les médicaments pour se soigner de la nourriture industrielle (tout se tient), voilà pourquoi on ne peut pas réduire notre salaire à 0, ça, je l’ai retenu du spectacle, parce qu’il faut qu’on puisse acheter les voitures avec l’essence dedans, les téléviseurs écran plat avec les pubs dedans et les parfums et les accessoires, les sacs et les lunettes et, si on ne travaille pas, les grands chômages de la pandémie, il faudra encore qu’on puisse acheter les parfums et les crèmes pour le visage et les médicaments pour se soigner ou alors, non, ce ne sera plus la peine d’acheter rien car le capitalisme est fou car il est en train de mourir probablement dans une immense guerre ou une catastrophe écologique inimaginable bien que prévisible à perte de vue donc il ne faut plus rien acheter, que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique et, la pensée et les espoirs, c’est beau... mais je suis conservateur, au fond, au fond de moi, j’aime la lune et le soleil, j’aime les sacrifices humains, j’aime les couchers de soleil et je ne confonds pas le grand soir et le petit matin... 




« Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de qqch qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l'ange de l'histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » (Walter Benjamin.)

Labels: