Thursday, June 16, 2016

V éselay


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J oyce


Il fait blanc vide dans le paradis. J’ai mal dormi à l’hôtel Borêve. Hier la soirée était divine, lumière, orage, agrandissement, allongement, je l’ai bue jusqu’à la lie. J’étais en voiture, je suis en route. Je remonte vers Paris en passant par des détours. Je revois des villes, inchangées. Mais, ce qui est terrible, c’est l’épaisseur qui maintenant les entoure, on ne peut pas entrer dans une ville simplement (et d’une belle manière), c’est terminé. Il faut le mériter. L’épaisseur de la laideur, une épaisseur de rocades, de ronds-points, de bretelles d’autoroute. Le moindre bled est contourné comme un quartier de Los Angeles. Alors, oui, les centres sont protégés. On les retrouve. L’éternité. Proust. Mais à quel prix ? En fait, le paradis est ici. C’est la terre, le paradis. Je pensais en regardant la lune. C’est vrai, la lune est une partie de la terre qui s’est détachée à la suite d'un impact d’un astéroïde. Mais Dieu n’y a rien fait, sur la lune. Sur la terre, il a fait le paradis. Et nous en a laissé la gérance. (Là, ça nous mènerait trop loin : pourquoi s’est-il absenté ?) Les gens qui naissent maintenant : pour eux, les bretelles d’autoroute, c’est le même paradis. Moi qui suis né dans les années soixante-dix, j’ai aimé le monde tel que je l’ai trouvé. Mais c’est ce monde qui s’est déformé. Et je suis nostalgique, indécrottablement nostalgique. J’ai mal dormi à l’hôtel Borêve. « « Tu sais ce que dit Thomas d’Aquin : la beauté requiert trois choses : intégrité, symétrie, rayonnement. Je développerai quelque jour cette formule sous forme de traité. Observe le comportement de ton esprit à toi en présence d’un objet hypothétiquement beau. Pour appréhender cet objet, ton esprit divise l’univers entier en deux parts : l’objet et le vide qui n’est pas l’objet. Pour l’appréhender, tu sépares nécessairement cet objet de tout le reste et tu perçois alors que c’est une chose intégrale, une chose. Tu reconnais son intégrité. » Voici la première qualité du Beau, selon saint Thomas, reprise par Joyce, où nous entendons que pour saisir la Chose en sa beauté, c’est son vide, le vide de la chose qui est là saisi… La conversation esthétique se poursuit dans les rues de Dublin à propos de la deuxième et la troisième qualité du Beau selon saint Thomas, la deuxième étant l’équilibre, la symétrie de l’objet. « Claritas c’est quidditas », dit Stephen. Joyce, théoricien, donne par le truchement de son personnage sa propre définition de l’épiphanie… Par la troisième qualité du beau, l’objet apparaît dans sa choséité, son caractère de chose mais qui en fait à la fois un particulier et un général, une chose et « la » chose, son essence — qui ne réside en rien d’autre que son être de chose — non plus sa partie utilitaire, le vêtement de son apparence, mais ce qui fera pour Heidegger le « Kunstart ». En terme heideggérien, l’être-là de la chose, son essence qui ne réside en rien d’autre que son être de chose, va nous apparaître au-delà du souci, de la préoccupation, de sa technè comme de sa temporalité à venir. Autre chose vient là apparaître, non plus la res, mais aliquid, tout ce qui n’est pas rien, ce qui est susceptible d'être pensé, sa présence plus que ses propriétés. Où nous entendons un réel inappréhendable, le réel de la chose mais dans ce que le langage en saisit, le réel en tant que son irreprésentable vient tout à coup à être représenté dans un moment d’extase — la rencontre dans le regard du dehors et du dedans — moment d’une symbolisation aussi lumineuse que fugitive. Moment de coupure où le réel emprunte au symbolique et où le symbolique emprunte au réel. Voilà l’épiphanie et c’est pourquoi nous pourrions dire après Lacan que toute l’écriture de Joyce est épiphanie. C’est dire que le sujet y est pris. Il est pris par cette jouissance qui fait la fascination qu’exerce l’écriture de Joyce. Ça mouille, dit Lacan » (qui, lui, me dit Violette, n'était pas nostalgique).

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